De la vision fractale comme force de vie

Laura SCHLICHTER, Murmurations, avec des photos de Jaume Llorens, Maelström reEvolution, coll. « Rootleg », 2023, 9 €, ISBN : 9-782875054548

schlichter murmurationsMurmurations est le premier recueil publié par Laura Schlichter, née en 1978 à Besançon. Fixée aujourd’hui à Bruxelles, elle y a rejoint en 2022 le collectif Slameke, développé sur son compte Instagram @Laura_dans_lair un laboratoire d’écriture et initié un mouvement de collage poétique #lesmursmemurmurent.

L’argument de ce livre en trois parties, Notre vraie nature ; Les après-minuit ; Puis s’envoler, tient en ces mots :

Où chercher le mouvement quand rien ne semble bouger ?
Ce recueil est un manifeste pour un
Nous capable de se rencontrer
Se reconnaître
S’unir pour s’élancer
Qu’importe la manière
Hésitante
Vibrante
Modeste
Voire minuscule
Mais dans l’espoir
Loin de la résignation
À l’image de ces murmurations

On aura compris que Laura Schlichter inscrit son propos à la fois dans une forme d’engagement réflexif sur l’humain et son identité et de critique à propos de la réalité oppressante et mutilante, des injustices sociales et de la souffrance. Elle plaide pour un recentrement sur les valeurs essentielles qui permettent un vivre-ensemble alors que le monde, aujourd’hui, à la fois sur le plan de la Nature comme de l’Humanité, est profondément déstabilisé. Les murs y sont en effet plus nombreux que les ponts, la violence plus présente que la solidarité.

L’édition met en dialogue les mots de Laura Schlichter et des photographies en noir et blanc de Jaume Llorens. Celles-ci ne sont pas des illustrations. Elles sont au contraire profondément indicatives de certains indices qui structurent le propos poétique. Ces quatre superbes images ont pour thème le nuage d’oiseaux, les ramures de l’arbre, la constellation des fleurs, l’épure végétale. Elles désignent le caractère fractal du vivant : celui-ci se présente à travers un objet géométrique « infiniment morcelé » dont des détails sont observables à une échelle arbitrairement choisie. En zoomant sur une partie de la figure, il est possible de retrouver toute la figure ; on dit alors qu’elle est auto similaire. Si chaque élément individué est la représentation d’une totalité auto-similaire, il existe donc un lien organique voire psychique profond entre le tout et ses parties. On peut alors désigner cette liaison par le pronom Nous, qui désigne à la fois un ensemble d’individus et l’entité qu’ils composent. Partant ainsi du motif répété quatre fois du nuage d’oiseaux, nous pourrons mieux comprendre le titre du recueil, Murmurations, qui figure également comme titre d’un poème. Car ce terme de genre féminin, emprunté à la langue anglaise, désigne des regroupements importants de certains oiseaux en vol, comme dans l’exemple des nuages d’étourneaux. On pense aussi aux formations en V des oies sauvages lors de leurs migrations. Ici aussi le nuage est formé de l’ensemble des individus qui le composent et agit comme une entité à part entière. De même, les divers composants végétaux forment des individus qui forment eux-mêmes des ensembles : le vivant se développe par l’essaim et la solidarité des parties entre elles là où la mort provoque la dissolution et la rupture de celles-ci. Laura Schlichter en tire une leçon :

            […]
            On croit que c’est l’immense
            Qui sait nous renverser
            Alors que c’est
            L’infime
            L’intime
            Le cil
            Le détail
            Du flocon
           
[…]

Sur le plan stylistique, Laura Schlichter possède un registre linguistique à la fois classique et de style parlé, ce dernier ne prédominant pas mais donnant un relief à certains poèmes, comme dans Sous mes paupières. Son expérience du slam et son oreille musicale lui permettent d’émailler ses vers de nombreuses assonances, parfois de rimes, en répétant ici des consonnes de même nature ou des terminaisons du même registre musical. Ici la répétition de la consonne R et celle d’unités musicales qui s’emboîtent — rances, cœurs — forment une migration linguistique à l’intérieur même du poème :

            Quand il n’y aura plus d’eau
            Douces-amères seront les espérances
            Rances seront les rancœurs
            Cœurs serrés de ne pas avoir bu
            Cul sec
            Nos propres larmes

Ailleurs, ce sont des jeux de mots qui permettent un doublement du sens et une syncope musicale : Guerre egonomique / L’histoire en boucle / Et vice repetita (Rien). Autre caractéristique, « ce recueil ne contient que deux signes de ponctuation : le point médian de l’inclusivité — uniquement lorsque l’écriture inclusive ne change pas la versification — et le point d’interrogation ». Dernière originalité, le recueil nous offre sept poèmes sonores accessibles par QR code.

Nous constatons, une fois encore, que le poème est bien le véhicule de la poésie comme force de crise.

Éric Brogniet

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