L’atelier de l’écriture et la pensée du suspens

Jacqueline DE CLERCQ, Entre solstices et équinoxes, suivi de Des mots en un certain ordre assemblés, préface de Philippe Leuckx, peintures de Dominiq Fournal, Coudrier, coll. « Sortilèges », 2023, 73 p., 20 €, ISBN : 978-2-39052-045-0

de clercq entre solstices et equinoxesDeux parties, à la fois distinctes formellement et liées par la même thématique : l’espace-temps, donnent à lire une conception de l’art de l’ordre du peint ou de l’écrit. Les peintures de Dominiq Fournal qui rythment les différentes séquences du livre en sont une trace illustrative ; Jacqueline De Clercq s’inspire ici du peintre nabi et historien de l’art Maurice Denis pour qui il convient de  « se rappeler qu’un tableau — avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote — est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Elle propose donc un ensemble très structuré : une première partie, Entre solstices et équinoxes, qui évoque les quatre saisons, chacune définie par trois poèmes, tous titrés, sauf la troisième, le printemps, qui n’est composé que d’un couple de poèmes ; une seconde partie, avec un prologue, quatre pièces en vers et un poème en prose final. Toutefois, la rigueur de cette structure est équilibrée par une liberté totale donnée aux vocables, provoquant des germinations de sens et de sonorités.

On notera que le solstice est l’un des deux moments de l’année où le Soleil se trouve à sa position la plus au nord ou la plus au sud dans le ciel, car il ralentit sa course avant d’atteindre sa déclinaison extrême. Tandis que les équinoxes se caractérisent par une durée égale entre le jour et la nuit sur toute la planète, les solstices correspondent donc à une durée de jour et de nuit maximales. De tout temps et dans différentes cultures, ces mouvements astronomiques ont produit des rituels axés sur la Nature. Celle-ci est présente dans les poèmes : l’automne évoque des éphémérides, des figu(r)es, une scène de chasse à l’envers ; l’hiver est perçu à travers des variations climatiques, des flocons de neige, la renaissance des premières floraisons hâtives ; le printemps se distingue par la formation de nouveaux couples : des hérons, une marguerite et un papillon ; quant à l’été, on y découvre le vol d’une chauve-souris dans l’air chaud de la nuit, une évocation de la canicule, la période des Perséides…

La deuxième partie, Des mots en un certain ordre assemblés, s’inspirant de la pensée de Maurice Denis donnant primat à la matière, offre une réflexion sur le silence et le dit. La langue repose sur un babil de l’infans, une prima lingua antérieure. L’Archée est en attente de son archéologue et l’informe attend l’artiste qui lui donnera forme. Après ces soubassements de la langue, c’est le voir, la couleur, le paysage, le végétal qui sont évoqués, avant que l’on en revienne à la langue à travers le quatrième poème de cette série, Écrire, particulièrement glossolalique : les vocables s’y télescopent, électrons sécants libérant leur énergie, générant des vocavalise[s] et rhizome[s]  / métisse[s]. Après ces quanta linguistiques, vient un texte  en prose : Roberte, ce soir, via Omero, texte-tiroir ou texte-miroir qui évoque, à la suite des Lois de l’hospitalité de Pierre Klossowski, la figure d’une femme rêvant à son amant, une après-midi, à Rome, dans son studio : texte érotique à double fond, méditation fantasmatique dont la question centrale, qui rejoint le thème déjà abordé dans la première partie du livre est : « Comment prendre la mesure du lointain-proche ? Comment dire la durée de l’espace, la distance du temps ?». Avant de donner lieu à une méditation, le signe unique est, pour Pierre Klossowski, une révélation expérimentale, une absolue qui s’appelle la pensée.

Le personnage de Roberte se livre à la rêverie à partir d’un mandala mental où la solitude et la présence fantasmée fusionnent pour donner lieu à une forme de suspens. On peut dès lors évoquer à propos de ce livre un type de procédé créatif qui fut celui de Ponge dans La fabrique du pré puisque « [… ] la fabrique du pré, c’est tout autant une écriture ‘fabriquée’ par son objet qu’une réflexion sur le langage qui fabrique le pré » (Pauline Flepp, La fabrique d’un poème).

Éric Brogniet

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