Chemins de l’art

Roger BODART, L’art, c’est la chair, Préface de Florence Richter, Samsa, 2023, 132 p., 18 €, ISBN : 9782875934703

bodart l'art c'est la chairPoète, essayiste, académicien, Roger Bodart est l’auteur de nombreuses monographies sur l’art. Préfacé par Florence Richter, L’art, c’est la chair. 8 peintres et sculpteurs belges regroupe en un volume les monographies que Roger Bodart a consacrées à Antoine Wiertz, Albert Crommelynck, Edmond Dubrunfaut, Idel Ianchelevici, Suzanne van Damme, Jacques Maes, Georges Grard et Léon Devos. Davantage qu’une collection de textes rédigés dans le cadre d’une initiative du Ministère de l’Instruction Publique (ancêtre des Ministères de la Culture et de l’Enseignement), publiés entre 1948 et 1963, le recueil affirme une pensée de l’art, est sous-tendu par un questionnement de l’évolution esthétique à travers le temps, par une analyse du phénomène des avant-gardes, de la volonté de table rase, de la coexistence d’une multiplicité de langages plastiques.

Comme l’écrit Florence Richter dans sa préface, Roger Bodart a privilégié des artistes belges dont l’œuvre se tient davantage du côté du chant que du cri, des artistes charnels qui se sont tenus à l’écart des avant-gardes, de la déconstruction des formes. Un credo parcourt les huit monographies : la peinture, la sculpture dites postclassiques, revisitant la figuration, sont peut-être plus visionnaires, plus modernes que les tenants d’une expérimentation, qu’elle soit abstraite ou non. Cette conviction, il nous en fait part : « Un jour viendra sans doute où la critique remettra toute chose en place et où l’on comprendra que seul compte, pour établir la modernité d’une œuvre, un certain tremblement ou une certaine assurance du coup de pinceau, un certain miel noir des dissonances ou un certain suc blond des consonances, plutôt qu’une volonté de tout refaire à zéro ».

Si l’on traduit sa pensée esthétique dans le duo conceptuel de phase amplique et de phase ciselante forgé par Isidore Isou, le fondateur du lettrisme, l’on dira que Roger Bodart loge la puissance des propositions artistiques dans la phase amplique (à savoir une phase d’essor, de construction là où la phase ciselante désigne une phase de rupture, de crise de la représentation). Les réflexions sur l’alliance du réalisme bourgeois et de l’extravagance romantique chez Wiertz, sur sa clarté (laquelle « n’a rien de rubénien ni de raphaélien, mais qu’on pourrait appeler de mosane »), sur la sensualité des déesses-mères de Georges Grard, sur la palette chantante des couleurs chez Léon Devos, un des co-fondateurs du Groupe Nervia, ou encore sur les tapisseries d’Edmond Dubrunfaut, sur le passage de l’érotisme surréaliste, de la « libido sciendi » de Suzanne Van Damme à un fantastique glacé matérialisent une vision de l’histoire et de l’histoire de l’art qui bouscule la notion princeps de succession, de diachronie. L’artiste moderne, visionnaire n’est pas toujours celui qu’on croit nous dit Roger Bodart. Le critère de la modernité ne se loge pas exclusivement dans le registre d’un chavirement et d’une expérimentation titubante des formes. Définissant un nouvel horizon artistique, les créateurs du 20ème siècle « ont préféré l’hiatus à l’harmonie, l’ellipse au développement oratoire », élu les procédés du syncopé, du discontinu, brandi le manifeste de la discordance des formes. Plutôt que se ranger à la division trompeuse entre artistes classiques et tenants d’une expérimentation avant-gardiste, l’essayiste pose une grille interprétative reposant sur la mise en lumière de passages secrets, souterrains qui relient des artistes issus de différentes époques.

Nombreux sont nos contemporains qui ne sont que des pseudo-contemporains. Guillaume Apollinaire est, par moments, le contemporain de Villon, Cocteau, celui de Malherbe, et Aragon, celui de Balzac et de Victor Hugo. Et c’est peut-être alors, quand ils sont anciens (en étant néanmoins modernes) qu’ils sont les plus jeunes, les plus vivants porte-parole de leur temps. Car un temps ne vit qu’à partir de ses racines.   

Véronique Bergen

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