Comme la vie qui fleurit pourtant

Francesco PITTAU, La fleur jaune, Taillis pré, 2023, 166 p., 18 €, ISBN : 978-2-87450-211-8

pittau la fleur jauneL’œuvre de Francesco Pittau est semblable aux épissures qui donnent leur nom à l’un de ses recueils, ces forts cordages, serrés de fils contradictoires et soudain convergents. Dans la torsion sont pris l’enchantement et la mélancolie, l’éternité fugitive de l’enfance et la brièveté fossile de l’âge qui se fane.

Tel est le geste que tente l’écriture : embrasser à toute force quelque chose de la vie qui surgit et du monde qui s’en va. Le nouage, au sein de l’œuvre, de la part de l’enfance et de celle de l’adulte, du charme espiègle des débuts et de celui évasif de la fin s’inscrit dans ce désir et se fait autour d’une sensibilité à l’infime et aux menues sensations de la vie.

Dans La fleur jaune, Francesco Pittau entame l’opération patiente de saisie de quelques fils du quotidien pour les arrimer avec des mots en guise de nœuds. La parole y surgit d’une zone floue où les sentiments sont indécis. Ainsi, le poète reste-t-il à contempler le « vol métaphysique », parce que fait d’un basculement permanent, d’un déséquilibre mouvant, d’un « papillon banal / ni éblouissant de beauté / ni époustouflant de couleur ». La double restriction revient régulièrement pour tracer les limites d’un espace étroit où la poésie s’enracine. Elle est pareille à la fleur qui pousse dans une craquelure du béton sous un pont de métal et donne l’image d’une vie à la fois fragile et résistante, qui peut surgir partout même dans un univers désolé.

Cette zone d’entre-deux poétique est le moment de jour encore éblouissant où « le monde bascule dans la nuit », elle est la sensation d’une lisière où l’être se trouve sans savoir dire ce qu’elle est précisément, mais seulement ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’est plus, ce qu’elle n’est pas encore. Dans le poème « Tu es là », la présence se définit ainsi entre les négations :

Tu n’es plus dans l’âpreté de l’hiver
tu n’es plus dans la splendeur du prin-
temps
tu n’es plus dans le soleil de l’été

C’est à partir de ce resserrement que la poésie se déploie, comme un jeu de croisement des limites. La démarche de Francesco Pittau consiste en effet à tisser les êtres et les objets, l’actuel et le souvenir, la présence dans l’absence et l’absence au cœur de la présence. La dynamique de l’écriture poétique met en relation les opposés : l’ombre et la lumière, le silence et la voix, le dedans et le dehors, le microcosme et le macrocosme, l’éternité et l’éphémère dans des flux d’aller et retour :

La ruelle relie
une partie du monde à
l’autre :
les pavés à l’asphalte

la nuit à la clarté
des lampes
électriques

le sommeil à l’insomnie
et tu marches vers
l’abattoir
qui flambe

il faut dormir
pourtant
dormir.

Cette situation est rendue dans les mots par l’enjambement qui, à la fois, relie et disjoint, atténue la frontière de la fin du vers et la souligne. Le procédé va jusqu’à la césure brutale d’un mot, qui, divisé entre deux vers, peut marquer l’inéluctable de la coupure comme la force du lien. Dans le tressage que créent les poèmes, un point se détache : celui de la finale. Le dernier vers est un point de condensation de l’expression et de la perception temporelle. Il est le lieu du dénouement fatal ou du bouclage ultime. Les derniers mots jaillissent, chez Francesco Pittau, comme une fulgurance qui renverse la vision, crée un sourire, une ironie, une surprise douce ou glaçante. Un brutal « et puis merde ! » vient ainsi couper un moment de vague où le poète ne cherche plus rien, mais se laisse hanter par la sensation de la perte, incarnée par un air lancinant et triste venu du fond des âges. Une méditation sur sa tombe future se rompt, de la même manière, d’un inattendu « après tout je m’en fiche ». À l’opposé, les images d’un monde qui s’effondre s’interrompent par un endormissement dans une posture enfantine, « un pouce sur la bouche », et la sensation de la lumière d’un petit matin débouche-t-elle sur un cri irrépressible : « Tout est si beau ».

De poème en poème, la vie se révèle dans ses contradictions, ses déchirures, ses manques, mais aussi ses instants de grâce simple. Les vrais miracles sont les sourires qui se croisent, le partage du choix d’une « douceur » avec un enfant, le rire qui traverse une main, les retrouvailles d’une sensation neuve et ancienne. La poésie de Francesco Pittau laisse une grande place aux gestes anodins, aux objets usuels, peut-être parce que l’ordinaire est le seul antidote. « La quincaille des jours » tire sa valeur de son caractère disparate, doux et amer à la fois. Devant la décrépitude, la fatigue et la mort, il faut trouver la force de marmonner que « c’est une merveille d’être au monde », peut-être pour s’en convaincre. Le poète qui constate que rien n’est éternel se contente d’un « tant pis », comme si la sagesse le conduisait à abandonner le rêve de l’Éternité pour se contenter de l’éternité fugace d’un émerveillement et sentir « la douceur d’exister / à cet instant précis » avant de se dire, plus loin, qu’« il fera bon exister », même si rien n’est sûr. Un espoir modeste mêlé d’un fatalisme narquois constitue la dernière amarre qui retient l’homme à la vie, comme la tige de la petite fleur qui s’ouvre chaque matin, simplement parce qu’elle veut fleurir. Son mouvement est la seule mesure du temps qui ait de la valeur parce qu’elle a de la douceur.

François-Xavier Lavenne

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