« Un peu comme le vent et le sable, l’eau et l’algue »

Un coup de cœur du Carnet

Serge DELAIVE et Philippe HERBET (auteurs & photographes), Le sable. Le vent, Altura, 2023, 172 p., 20 €, ISBN : 978-2-931190-09-8

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C’est un objet à la couverture rigide, en papier qui paraît recyclé (mais qui peut-être ne l’est pas), d’une couleur kaki verdâtre et d’un toucher présent, avec une carte routière qui paraît être collée (mais qui peut-être ne l’est pas) d’où se détache un tracé, le fil rouge : « Une ligne capricieuse analogue aux veines céphaliques ou médianes parcourant les membres supérieurs, un serpent déplié dans sa course lente sur une rocaille au soleil à la recherche d’un refuge. » Un titre, Le sable. Le vent, et une origine doubles, Serge Delaive et Philippe Herbet.

C’est un livre qui désarçonne, qui se commence à une extrémité ou l’autre, il suffit de le retourner, au lecteur d’engager sa propre route. À l’intérieur, aucun numéro aux pages pour le repérage ; une fois l’expérience entamée, l’élan ne souffre pas l’interruption. Les deux chemins de lecture convergent pourtant vers un point identique, celui des images. Elles aussi, échos renversés : en noir et blanc, ou en couleurs. Deux appareils photo aux technologies et aux déclenchements différents figent les beautés fugaces et éternelles, cadrent les compositions naturelles (courses aquatiques, tristes brumes, ciels bavards, bourgeons en fleur, faune impassible, écorces rugueuses, asphyxies du lierre, humidité fangeuse) et des aménagements humains (sillons de pneus, statues de la Vierge, routes de campagne, voilier miniature, manifestations banales), et trahissent deux sensibilités en quinconce.

C’est « une rivière qui s’écoule sans bruit, invisible, depuis le plateau de Hesbaye jusqu’à sa confluence avec la Meuve fleuve nord, à Maastricht », que l’on s’engage à suivre. Qu’elle réponde au nom de « Geer » ou de « Jeker », qu’elle se scinde, s’embourbe, s’empoisonne, se dérobe, se cache, s’enjambe ou s’emporte, qu’elle ne soit pas vraiment grandiose ni franchement enthousiasmante, peu importe : pour Serge et Philippe, ce sera elle. Elle réunit leur vie, draine les réminiscences, siphonne les pensées, impose un mouvement.

C’est une multiplicité de voyages. Certains intérieurs, sur les berges de la nostalgie et dans les remous de l’être. D’autres en surimpression de destinations (Tokyo, Brésil, Équateur, Pays basque, Turkménistan), d’émotions artistiques (lecture, musique, peinture), de considérations en impasse, également. En souvenir ou en devenir, et ici et maintenant.

C’est un prétexte à l’amitié, « nourrie [d’]heures vagabondes, [de] longues discussions, de l’imperceptible nécessité, [de] chiasmes littérature-photographie ». Une balade s’étendant le long de soixante kilomètres, dans le déroulé d’un printemps, pour s’observer à la dérobée, pour échanger des idées tous azimuts et des silences absents, pour cheminer dans l’ombre lumineuse et la lumière ombragée de l’autre, pour (re)visiter l’espace et le temps, chacun dans son axe. Pour sentir, enfin, avec acuité, la solitude intrinsèque et la chaleur confondante.

C’est un livre qui étonne, dont on attend peu et qui offre démesurément. Il existe, sans prétention, et s’impose. Moins qu’un dialogue s’y nouent deux monologues, reflétés sur des miroirs piquetés en léger décalage, incrustés sur des clichés croisés. Car « tout est fiction, tout est récit, fictions de récits, récits de fictions, récits de récits, fictions de fictions, à l’infini ». Le sable. Le vent, une œuvre, délicatement superbe, de deux hommes, eau et algue, dont l’estime mutuelle et la tendresse pudique coulent bien au-delà des frontières de la Vallée du Geer.

Samia Hammami

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