Nous sommes toutes et tous des cellules HeLa

Un coup de cœur du Carnet

Aliénor DEBROCQ, HeLa, Lansman, 2023, 64 p., 12 €, ISBN : 9782807103931

debrocq helaHeLa. Quatre lettres pour parler d’un type de cellules qui ont révolutionné la science de la virologie et ont contribué notamment à la naissance du vaccin contre la poliomyélite. Quatre lettres pour des cellules étudiées dans les laboratoires du monde entier et reproduites à plusieurs milliards d’exemplaires. Quatre lettres pour les premières cellules à être cultivées in vitro et qui constituent la première lignée de cellules immortelles.

Mais qui se cache réellement derrière ces quatre lettres ? À qui appartenaient les cellules-souches ? À Henrietta Lacks, une Afro-Américaine née à Clover en Virginie, en 1920, dans une ancienne cabane à esclaves, et morte en 1951 à Baltimore, des suites d’un cancer foudroyant du col de l’utérus. Henrietta Lacks à qui on a prélevé, sans son consentement, des tissus à la fin de sa vie.

Quatre lettres pour sauver la vie de millions de gens, partout dans le monde. 

Cent ans plus tard, une journaliste scientifique, Joyce Evans, se passionne pour cette histoire et mène l’enquête pour tenter de découvrir qui était Henrietta Lacks. Pourquoi les manuels de biologie eux-mêmes ne mentionnent-ils pas sa véritable identité ?

J’ai découvert cette photo d’Henrietta Lacks dans un manuel de biologie quand j’étais étudiante. Elle se tient droite, souriante, en tailleur du dimanche, aux côtés de son mari, David Lacks. (…) Pendant des années, cette photo m’obsédait. Qui était (…) cette femme grâce à qui des millions de personnes ont pu être sauvées ? (…) J’ai cherché. (…) Le plus souvent, elle restait anonyme. On cachait son visage. Ça fait tache, une femme noire, dans la science. 

Joyce se rend à Baltimore pour rencontrer les enfants de la défunte et pénètre petit à petit dans les souvenirs d’une vie. L’enfance d’Henrietta à Clover auprès de son cousin David avec qui elle se marie à l’âge de vingt ans. Son premier accouchement, âgée d’à peine quatorze ans. Leur départ pour Baltimore où l’aciérie attirait de nombreux travailleurs. Henrietta dont la beauté ne laissait personne indifférent. Sa fille Lucile, handicapée et enfermée. Le nœud qui est apparu dans son ventre et l’a rapidement dévorée…

Avec talent, Aliénor Debrocq diversifie sa narration, la rend riche et foisonnante. Elle brouille les époques et fait dialoguer les défunts et les vivants. Le Baltimore de 2021 se mêle à celui de la première moitié du 20ème siècle. Nous voyageons également de confidence en confidence. Joyce, sœurs, cousins, cousines, enfants, médecins… toutes et tous y vont de leur anecdote et apportent leur pièce au puzzle de la vie d’Henrietta. Une vie qui se reconstitue par petites touches, souvent empreintes de poésie.

En partant d’un fait scientifique, c’est également tout un pan de l’histoire américaine qui s’offre à nous. La pièce rappelle les heures sombres de la ségrégation raciale. Ces années où les noirs – même s’ils n’en portaient plus le nom – étaient traités comme des esclaves trimant dans les champs de coton ou de tabac. Ces années où, si l’on s’offusquait de sa déplorable condition, on finissait pendu à un arbre, comme un étrange fruit. Ces années où les blancs et les noirs ne se mélangeaient pas, s’asseyaient à des places différentes dans le bus. Ce temps de la ségrégation est-il totalement révolu ? Des milliers de noirs ne vivent-ils pas rassemblés dans le centre de Baltimore où règnent chômage et misère, pendant que les blancs, bien mieux lotis, les regardent depuis la périphérie ?

Ce texte puissant, féministe et engagé, librement inspiré de la vie d’Henrietta Lacks et du traitement réservé à ses cellules, met en avant le destin d’une femme noire : Henrietta, une simple ménagère dont on a usurpé le nom et l’ADN, mais à qui l’autrice – par l’intermédiaire d’un autre personnage féminin, Joyce – rend hommage et qu’elle transforme en véritable héroïne. Aliénor Debrocq, romancière et nouvelliste confirmée, s’essaie à un genre nouveau et nous régale avec son premier texte dramatique, publié aux éditions Lansman.

Émilie Gäbele

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