Terres de l’enfance et cosmos

Marie GEVERS, Madame Orpha, Préface de Guy Goffette, Postface de Véronique Jago-Antoine, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2024, 272 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-597-1
Marie GEVERS, Guldentop, Préface d’Anne-Marie La Fère, Postface de Pierre Halen, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2024, 184 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-598-8

gevers madame orphaDavantage qu’un lieu géographique, le domaine familial de Missembourg constitue un des personnages principaux de l’œuvre de Marie Gevers. Situé à Edegem, près d’Anvers, le jardin-roi est au cœur des récits Vie et mort d’un étang, Guldentop, Madame Orpha. Thème et creuset de la narration, il en est aussi le vecteur, le levier. Dans le roman autobiographique, Madame Orpha ou la Sérénade de mai, la narratrice, une fillette de dix ans, évoque la passion adultère, transgressive de Madame Orpha, la femme du receveur, et du jardinier Louis.

L’œuvre de Marie Gevers (1883-1975) se tient dans les lumières des confins, confins linguistiques — noces du français et du flamand —, confins du réel et du surnaturel, confins des temporalités qui refusent l’imposition d’une narration linéaire et le couperet d’une durée fluant du passé vers l’avenir. L’amour et le domaine de Missembourg ont en commun de former deux mondes clos, enclavés, à l’écart du bruit social, soustraits à l’état de choses. C’est pourquoi le monde du dehors (sous la forme de la loi ou du progrès) ne cesse de menacer leurs royaumes, de vouloir les ramener à l’ordre, dompter les forges des sensations et des pulsions sur lesquelles ils reposent. Adoptant une structure initiatique, Madame Orpha explore en un même mouvement les corps des amants, celui de la nature et celui de la mémoire. La passion hors-la-loi entre deux êtres qui s’émancipent des règles et des normes sociales s’inscrit sous un horizon cosmique. La sève érotique s’avance comme le prolongement de l’énergie séminale de la Nature. Au plus loin du corps grêle et désensualisé du mari d’Orpha, le corps musclé et robuste de Louis, le jardinier taciturne, vit en harmonie avec une nature dont il épouse l’énergie. Gardien des fleurs et des arbres, au diapason du cycle des saisons, le jardinier ouvre la porte menant aux bruissements du monde végétal, animal que Marie Gevers n’a cessé de convoquer. Une opposition fondatrice traverse son œuvre, celle entre l’éternel retour des saisons et le temps qui passe, entre la part d’éternité logée dans les processus cycliques et l’irréversibilité de la perception occidentale du temps. La sève intime de la Nature l’emporte sur les pulsations chaotiques de l’Histoire. Son écriture se situe dans les bruissements interstitiels des territoires de l’enfance, des phénomènes oniriques captés au travers d’une langue bâtie sur la sensorialité où les synesthésies règnent follement.

J’étais, ainsi que beaucoup d’enfants de la bourgeoisie flamande, élevée exclusivement en français par mes parents. Ils m’avaient donné l’amour des arbres, des plantes, des météores, c’est pourquoi aussi la nature me parlait en français (…) J’étais une enfant concentrée et silencieuse entre mes parents demi-dieux et le jardin-dieu. (Madame Orpha)

Si le domaine de Missembourg s’avance comme le prolongement du corps de l’écrivaine, comme le miroir de son âme, il est aussi le creuset alchimique qui permet de se reconnecter au miroir de l’avant, du jadis, aux passerelles qui relient la sensualité de l’amour et la beauté extatique d’une nature mystérieuse. La matière dont s’empare Marie Gevers est celle des traces de l’enfance, du surnaturel, des saveurs et des odeurs que le récit recueille en inventant un dispositif narratif complexe, jouant sur plusieurs niveaux de temporalités. Qui creuse la veine des réminiscences comme le fait Marie Gevers dans Madame Orpha, dans Guldentop emprunte une construction éclatée, friande d’allers et retours entre passé et présent, de boucles, de glissements temporels densifiés par un jeu de diffraction entre les instances narratives.

gevers guldentopArche accueillant les revenants, les habitants des légendes populaires, des superstitions, Guldentop. Histoire d’un fantôme nous plonge à nouveau dans l’îlot spatio-temporel du domaine de Missembourg. Personnage paillard, protecteur des amoureux, proche des animaux, de la nature, Guldentop est taillé dans la puissance des rêves. Initiateur au monde nocturne, à la magie de la nature, le revenant creuse des chemins qui mènent aux épiphanies d’expériences sensorielles – « les labyrinthes frais des nénuphars », les remous à la surface de l’étang, la musique du vent de novembre ou des feuilles sèches, un couple de hiboux. Une tragédie toucha l’étang du domaine : mis à mort, asséché, il fut sacrifié au nom de l’utilitaire, du progrès. Une des visées souterraines de l’œuvre de Marie Gevers pourrait s’énoncer comme le désir de créer des recueils poétiques, des récits, des romans qui ne se laissent jamais assécher, jamais désensauvager. L’écriture se tient sur une ligne éthique : elle se déploie afin que n’advienne jamais aux mots ce qui advint à l’étang. Le sacrifice de l’étendue d’eau qu’elle évoque dans son chef-d’œuvre Vie et mort d’un étang, l’écriture se jure de ne jamais le reproduire, voire de le réparer. C’est en direction des vertus d’enchantement que possède la nature que les récits de l’autrice cheminent, mettant aux avant-postes les ressources de l’ouïe, de l’odorat, d’une voyance captant l’invisible, d’une perception non cadenassée par l’entendement. Le roman Guldentop tournoie dans une descente vers les terres de l’enfance, déléguant à des capteurs sensoriels (réceptifs à des sous-réalités ou des surréalités que bien des humains négligent) la fonction de recouvrer des fragments du jadis. Marie Gevers trempe les petites madeleines d’un passé jamais révolu dans les eaux d’un étang que personne ne bétonnera plus désormais.

Si, dans son œuvre, tout est miroir de miroir (le ciel de l’eau, les feuilles des étoiles, les « intermittences du cœur » (Proust) des paysages), la contemplation de soi à la surface de l’eau ne répète pas le mythe de Narcisse mais connecte l’être humain, la fillette-narratrice, aux autres règnes de l’univers, donnant lieu à un « narcissisme cosmique » comme l’écrit Véronique Jago-Antoine dans sa postface à Madame Orpha. La communion avec le langage de la pluie, de la neige, des arbres, des chats appelle l’invention d’un régime narratif acquis à une prose poétique branchée sur l’attention aux micro-sensations, aux embardées des songes.  

Il ne faut jamais effrayer le vol du rêve avec le revolver de la réalité. Que faire de la vie, si tous les Guldentop de l’enfance, nous manquent ?
Ne les mettons pas en fuite. (Guldentop)

Cette chevauchée aérienne du rêve, Madame Orpha et Guldentop la performent par des moyens orphiques, par un art du récit qui éclabousse le réalisme par le surnaturel et le cosmique.

Véronique Bergen

Plus d’information