À la croisée des chemins

Cyrille FALISSE, Seuls les fantômes, Belfond, 2024, 265 p., 21 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-2-7144-0322-3

falisse seuls les fantomesMelvile est un jeune trentenaire qui travaille dans une boîte de com à Bruxelles. Depuis que sa compagne l’a quitté sous prétexte qu’il est « une petite chose faible et fragile », il repasse en boucle les souvenirs de sa relation, obsédé par cette femme, même si elle l’a entraîné dans une relation toxique, où elle l’a poussé à changer pour être à la hauteur de ses attentes.

Engoncé dans un état dépressif, le héros ne sort quasi plus de chez lui, il se rend bien compte que presque plus personne ne le supporte, très conscient qu’il frôle une frontière dangereuse.

Mes amis, ma sœur, même mon père m’ont dit qu’ils ne me reconnaissaient plus. Ils ont cessé de prendre de mes nouvelles, à quoi bon ? J’ai peur de la folie. J’en ai peur depuis toujours, les fous me terrorisent. Avoir peur de soi, de ce qu’on est capable de faire ou de ne plus faire, c’est horrible. Parfois j’ai envie de cracher sur des gens, comme ça, sans raison, des gens sympas avec qui je parle. J’ai toujours couru au bord.

Une amie l’inscrit sur un site de rencontres où il trouve momentanément un refuge dans l’anonymat et les faux-semblants narcissiques, mais il prend rapidement conscience qu’aucune fuite n’est possible. Il se lie cependant avec une lectrice bienveillante qui lira attentivement ses retours dans le passé.

La rupture qu’il vit fait en effet émerger les fantômes des femmes qu’il a aimées. Melvile se replonge dans son enfance à la montagne avec Laetitia, leur amitié, leur premier baiser, sa disparition subite, suivie de peu par celle de son grand-père. Il revisite ses événements fondateurs avec notamment la longue maladie de sa maman et aussi Nina, son premier amour de jeunesse.

Dans Seuls les fantômes, Cyrille Falisse retrace avec un style fluide les réflexions d’un héros assez touchant par son regard clairvoyant sur lui et le monde (« La dépression c’est peut-être ça, vivre dans un état de mort émotionnelle en conservant son enveloppe, qu’on amoche chaque jour un peu plus faute de la voir et de la sentir »).

Melville ne se prend pas au sérieux, mais il vit avec intensité les souvenirs qui l’habitent et le protègent un temps du présent et de l’avenir. Son deuil fait émerger trrois femmes qu’il a aimées et il pense au départ s’en libérer en se remémorant les moments vécus avec elles, mais au fur et à mesure qu’il retraverse ses relations jalonnées de déceptions et d’erreurs, peut-être que ce sont finalement ses fantômes qui le libèrent peu à peu…

Résumé ainsi, le récit pourrait paraître pesant ou dominé par l’immobilisme, mais il n’en est rien ; malgré la faible présence d’action, l’histoire se lit avec une belle aisance et le sourire aux lèvres tant le héros est décalé et sincère dans sa blessure. L’auteur nous rappelle que le rapport d’un être humain à ses disparus est très vivant et que, même absents, ceux-ci ont encore une influence sur ses choix.

Melvile a de la chance, ses fantômes le ramènent avec bienveillance sur le chemin de la vie et le poussent doucement à prendre le risque de se remettre à nouveau en mouvement. Cyrille Falisse nous invite à envisager la beauté du deuil à travers le pouvoir transcendant qu’il nous propose sans obligation, les mains tendues, avec un amour sincère comme fondation. Une petite lumière qui s’infiltre dans la fêlure…

Séverine Radoux