Un roman nécessairement inachevé…

Guy VAES, Sigur, ou presque, Postface d’Adolpho Barbera del Rosal et Bart Vonck, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2023, 165 p., 17 €, ISBN : 978-2-8032-0078-8

vaes sigur ou presqueQuelques mois avant sa mort en février 2012, Guy Vaes confia à deux proches, Adolfo Barbera del Rosal et Bart Vonck, le manuscrit de la première partie d’un diptyque dont le deuxième volet n’était pas encore écrit. « Je ne trouve pas la fin et je ne veux pas inventer », leur confia-t-il. Le roman est même deux fois inachevé, la première partie se concluant, volontairement, sur une phrase incomplète. En outre, le texte n’avait pas de titre ; les deux dépositaires du manuscrit lui en ont donné un, Sigur, ou presque, titre particulièrement judicieux tant le récit repose sur ce mot presque.

On peut vraiment s’interroger sur ce qu’aurait pu être la suite de ce récit, d’autant plus après cette phrase de Marcel Jouhandeau que Guy Vaes a choisie comme exergue : « On poursuit un but caché que personne ne devine et qu’on ne sait même pas soi-même ». Sigur, le personnage principal, ne dit pas autre chose. « Il abhorrait, entre autres, la notion de but : ‘Elle transforme l’existence de la plupart en tranchée rectiligne.’ »

Le premier chapitre montre Sigur en promenade avec sa sœur Thérèse. Le jeune homme est en attente d’une révélation. (On sait l’intérêt de Guy Vaes pour les épiphanies de James Joyce, et les personnages principaux de ses romans vivent cette attente.) Un premier choc se produit, causé par des statues vivantes que jouent des comédiens ; le jeune homme éprouve une réelle peur, qui n’ouvre cependant à aucun dévoilement, car « une révélation n’a pas la panique pour conséquence ». Néanmoins, c’est à partir de cette expérience de peur qu’une forme de révélation lui survient enfin dont il ne perçoit pas encore la signification. Le deuxième chapitre le montre essayant de comprendre. Il est fasciné par une forme androgyne et s’interroge sur cette fascination. Un bref épisode avec sa sœur à la fin du premier chapitre suggère que cet attrait n’est pas étranger à la nature du lien qui l’unit à Thérèse. La peur d’abord puis l’attirance pour l’androgyne vont profondément affecter son identité ; la poursuite de cet être interroge la différence, et d’abord celle du sexe. En quoi se marque-t-elle au cœur de l’androgyne ? Tout tient dans le presque, dans le « de justesse », dans cette constatation qu’il « diffère, sans doute, à la rigueur… ». Au départ de sa quête après la révélation, Sigur sait qu’il se lance dans une aventure équivoque dont il attend qu’elle le révèle « différent à ses propres yeux ». Une formule, à propos d’une statue réelle, résume cet enjeu et cette tension : « La dissemblance en garantissait l’identité. » L’approche de la figure de l’androgyne est originale, mais il n’est pas possible de l’évoquer ici sans priver le lecteur du plaisir de la découverte.

Les premières pages du récit comportent plusieurs références à l’immobilité, par exemple, celle d’un bateau ou celle de Sigur devant une fenêtre. Cette immobilité va changer d’objet et trouver son point de perfection dans l’apparition des statues vivantes, objets paradoxaux. Cependant, en contrepoint, plusieurs fois apparaît une affiche « En cas de mobilisation ». Le risque de guerre n’étant que fort peu évoqué, tout laisse croire que le romancier a choisi ce mot essentiellement pour son opposition à immobilisation et pour figurer la tension qui habite Sigur. Le roman est ainsi traversé par une contradiction constitutive. Les statues vivantes impliquent une maîtrise de l’immobilité. Alors que le récit privilégie la mobilité, à la fois comme errance et comme fluctuation de l’identité, les statues vivantes montrent, elles, que « l’immobile, c’est une drogue », débouchant à nouveau sur un paradoxe : « une léthargie qui sauvegarde l’éveil ». L’immobilité c’est aussi une manière de faire passer le temps : « On rend le temps si paresseux, si embarrassé dans son écoulement (…). » On en arrive même à ce que « en ce lieu, le temps risquait de prendre comme l’eau d’un bassin en hiver ». Comme dans les autres textes de Guy Vaes, le temps est ainsi investi de fonctions très variables et apparaît comme une catégorie d’être au monde qui peut se vivre de manières très différentes.

La construction du roman, la façon de procéder à la narration, mime la recherche de Sigur. On est sans cesse dans l’incertain, dans le non-dit, dans ce qui peine à se formuler, dans des formulations inabouties ou incomplètes. Sur quoi pourrait déboucher cette quête suscitée par la révélation ? Y a-t-il une vérité vers laquelle on puisse tendre, ou reste-t-on nécessairement dans l’inaccompli ? Ce récit ne peut sans doute se comprendre qu’inachevé. Et il est significatif que ce tout dernier texte écrit par Guy Vaes se close sur trois points de suspension.

La perception de la réalité réside peut-être d’abord dans le regard. Dans un premier temps, Sigur se plaît à jouer de façon espiègle avec le regard de vieux qui l’observent. Mais progressivement, la contemplation de l’objet de son désir va devenir le moyen et la raison même de sa quête. Sous le coup de la révélation, Sigur n’est bientôt plus qu’un regard, et même « une pupille réfléchissante ».

Si le roman tend vers l’inachevé, il faut cependant mettre en avant la construction des configurations de personnages. Les postfaciers signalent l’importance des figures de trio. Le premier de ceux-ci est constitué de « trois flâneurs », Sigur, sa sœur Thérèse et Carthagène, dont on comprend après quelques pages qu’elle est une chatte. Et cet être non humain, membre à part entière de la « confraternité », est un « vivant » mobile, parfait contrepoint des humains immobiles des statues dites vivantes.

Le propos du livre est complexe et demande de se laisser prendre par cet art si particulier qu’a l’auteur de conduire la narration. La langue est travaillée, ciselée, où l’on sent la fascination pour le mot de la part du poète qu’était aussi Guy Vaes.

La postface d’Adolfo Barbera et de Bart Vonck est très éclairante. Entre autres, ils y établissent un parallèle avec un texte antérieur, « Singapour », qui traitait déjà de l’androgyne.

Sur ce dernier texte de Guy Vaes s’achève, mais ne se clôt pas, une œuvre majeure d’une grande richesse qui aura marqué la littérature francophone, et belge en particulier, de la seconde moitié du 20e siècle.

Joseph Duhamel

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