Adamek, dans l’île

Adamek

Adamek

Le prix triennal du roman de la Communauté française a été décerné à un auteur discret, résolument à l’écart des modes et des tendances du moment : André-Marcel Adamek a vu couronner L’oiseau des morts, un bref roman paru en 1995. Changeons de paysage et d’époque, et embarquons pour un portrait contrasté.

À parcourir tant la biographie que l’œuvre d’Adamek se fait jour l’impression que le bonheur n’est pas ici, au cœur de la Société des hommes, dans la ville grise et bruyante. Avant toute recherche esthétique, avant même l’écriture, une question plus vitale doit trouver sa réponse : où puis-je demeurer en paix avec les miens, au plus loin d’un monde que je sais d’office hostile ?

Dans L’oiseau des morts, la colonie des corneilles hiberne sur une île au milieu d’un fleuve. C’est un havre saisonnier, c’est surtout un lieu de quiétude temporaire avant qu’une guerre – trop – humaine ne dévaste tout. Les récits d’Adamek charrient souvent de ces Edens provisoires où l’histoire parait bruler en veilleuse, où une harmonie s’installe avant un nouveau chaos. Dans L’oiseau des morts, la corneille-narrateur est achetée par le guérisseur Barbelune et demeure plusieurs années dans son manoir, au sommet d’une colline. Auprès d’un être humain qui devient son double fraternel, elle goute la sérénité étale des solitaires, avant que la vindicte populaire condamne le sorcier et son « oiseau de la peste ». C’est qu’on n’est jamais assez seul et, comme le héros d’Un imbécile au soleil, on est bien trop tôt rattrapé par la civilisation, ses œillères et sa puanteur mortifère et friquée. C’est qu’on ne part pas non plus, ou qu’on ne va jamais assez loin. Quentin et Anaïs, dans Le maitre des jardins noirs, prennent possession d’une ferme en pleine campagne, sans que leurs difficultés d’abord se résolvent : la maladie ne se rend pas, le handicap n’est pas vaincu. Du fermier Simon, en revanche, l’arrivée de nouveaux voisins précipite la déchéance ;  il est le dernier représentant d’un vieux monde qui ne lui survivra pas, le dernier seigneur d’un domaine sans sujets. N’était la procuration d’un fantasme, il ne vit déjà plus : il joue sa rédemption dans un ultime combat avec lui-même, sans témoin ni d’autre issue que la mort.

adamek l oiseau des morts

Quelle qu’en soit la forme, les fables d’Adamek nourrissent cette tension entre un lieu où vie et amour semblent possibles et des forces extérieures néfastes même quand elles détiennent les apparences du progrès. Le Paradis n’est pas une chimère pour après-demain, la carotte qui guide les ouailles ; c’est une nostalgie à sans cesse recomposer et saper de livre en livre. Alors, s’il faut partir, quittons le siècle, réinventons le passé à notre mesure.

Hors du temps

L’époque où se déroule L’oiseau des morts est un Moyen Âge mythique, avec ses brutalités et son obscurantisme, avec des superstitions qui insufflent des froidures à l’âme. Pour La fête interdite, son dernier roman, Adamek recrée cette fois une sorte de dix-septième siècle fantasmatique : ses saltimbanques auraient pu croiser en route les acteurs calamiteux qu’un Scarron avait mis en scène dans son Roman comique. Le récit ne vagabonde pourtant pas et ne s’offre en chemin aucune pirouette baroque : l’écrivain nous prend au piège d’une intrigue magistralement ficelée, d’une aventure à laquelle on croit et dont on veut connaitre le dénouement. Dans le village de Marselane, tous attendent avec impatience la fête de la Saint-Luc et l’arrivée des forains. Sadim, le montreur d’ours, a devancé le convoi des saltimbanques. C’est un homme au bout du rouleau, dont la mort en pleine représentation sème la confusion et provoque un tragique malentendu. Farah, la femme-serpent qui l’accompagne, le croit assassiné et prévient les autres jongleurs : Marselane est condamné à l’ennui, il entrera dans l’hiver sans réjouissances libératrices, sans l’exutoire annuel qui conjure la mort de l’été. Deux émissaires sont équipés et envoyés à la recherche des « banquistes » pour les convaincre de revenir au village avant les neiges.

Adamek possède le savoir-faire pour nous raconter une histoire et s’en contenter. Il distille les détails nécessaires supposés faire vrai et glisse dans le scénario actions et coups de théâtre qui relancent l’intérêt et soutiennent le rythme. Deux aspects le distinguent toutefois des tâcherons les plus doués. Il se livre en effet à un véritable travail poétique sur la langue afin que celle-ci colore l’atmosphère de passé indéfini dans laquelle baigne La fête interdite. Il ne force jamais le trait ni l’altère l’intelligibilité. La touche archaïsante contamine du reste tant les descriptions que les dialogues :

D’avoir crié aussi fort, Jacques de la Lune sent à nouveau ses côtes qui le martyrisent sous le corset de fer. Depuis que la femme-serpent l’a laissé pour mort dans la clairière, la douleur ne le quitte plus. Il ne peut se pencher en avant ni faire pivoter son buste d’un quart de pouce seulement sans pousser des cris de goret, de sorte qu’il se tient en tout temps aussi roide qu’un piquet de hallebarde. Quand il chevauche, on entend les débris de ses côtes crépiter comme un jeu d’osselets dans une boite.

Par ailleurs, l’auteur de La couleur des abeilles se révèle un habile manipulateur de mythes fondateurs, empruntés qui à la mythologie classique, qui aux récits bibliques. Il invente des personnages-symboles aux fonctions et aux connotations multiples. Ainsi, la femme-serpent incarne-t-elle la Faute initiale, la tentation de la Chute que subissent tous les hommes qui la rencontrent. Elle est aussi la Vierge, le parangon de la pureté et, pour le forgeron Lauric, la seule femme qu’il puisse conquérir. Douée d’étranges pouvoirs, elle concentre en elle le Bien et le Mal, jusqu’à la délivrance de la première nuit d’amour, qui lui fait perdre son aura et son ambiguïté et la rend simplement humaine. Quant à la femme-léopard, qui sait à quoi ressemble le visage de la mort ? Dans Le fusil à pétales, Adamek articulait déjà plusieurs mythes distincts. L’amour de Tristan pour Reine se voit continuellement menacé par un pacte passé avec « une sorte de diable commerçant » qui impose à la femme de payer à prix fort sa jeunesse et sa beauté éternelles. Les grands thèmes n’obligent pas, cependant, à l’esprit de sérieux : pour satisfaire un Faust particulièrement énigmatique, les amis de Tristan commettent un hold-up aussi cocasse que réussi. Ils sont désormais hors-la-loi et un dilemme s’offre à eux :

Ils avaient le choix entre deux machines : soit l’engin de Berluet, qui risquait bien de se disloquer dans l’espace et de lancer sur la terre leurs quatre corps déliés, soit l’appareil de la justice, avec ses statues à perruque, ses corridors peuplés d’espions blafards, ses bruits de chaine et de serrure. Ils n’ont pas hésité une seconde.

Vivant, écrivant et peignant dans un lieu qu’il s’est choisi, volontairement en retrait, Adamek n’en observe pas moins le monde, d’un regard qui n’est ni tendre ni optimiste.

Tant à dire

Dans chaque roman, l’écrivain fait fuir l’ici et maintenant de la réalité contemporaine, comme s’il était impossible d’en parler sans remuer la fange, comme si le réel tel que nous le connaissons n’était pas admissible. Ses textes évidemment ne servent aucune thèse, mais ils sont porteurs d’idées voire de leitmotive moraux. Un peu comme Simon dans Le maitre des jardins noirs, Adamek est un sceptique, un méfiant que les progrès technologiques ou les institutions laissent dubitatif. Dans L’oiseau des morts, il évoque une justice d’Inquisition qui ne juge pas mais condamne. Dans La fête interdite, il décrit un processus de jugement démocratique où tout le peuple des forains devient juge, pour préciser aussitôt que « la rancœur » et « la soif de vengeance » pourraient l’emporter sur « la juste raison ». Il accorde donc plutôt sa confiance aux individualités, ou même aux marginaux, à tous ceux qui fréquentent les chemins de traverse en rêvant loin de tout lieu commun, loin de toute orthodoxie. Et il croit davantage aux trouvailles dictées par l’imaginaire ou par le cœur qu’aux solutions collectives et institutionnelles. À relire les clausules de plusieurs de ses romans, on perçoit mieux qu’Adamek est un guetteur d’absolu : après la cascade des rebondissements, après l’ultime péripétie, doit s’ouvrir désormais « une porte sur l’infini » ; et c’est vers « le silence des altitudes » qu’il faut voler, là où il n’y a personne, bien sûr, rien qu’un peu de liberté.

Laurent Robert

 Choix bibliographique

L’arc-en-cœur nocturne, poèmes, Livres du temps, 1965
Oxygène ou Les chemins de Mortmandie, roman, La francité, 1970
Le fusil à pétales, roman, Duculot (prix Rossel 1974), rééd. Espace Nord n°119
Un imbécile au soleil, roman, Luneau-Ascot, 1984
La couleur des abeilles, roman, Bernard Gilson, 1992
Le maitre des jardins noirs, micro-roman, Bernard Gilson, 1993
L’oiseau des morts, roman, Bernard Gilson et Le castor astral, 1995
La fête interdite, roman, Bernard Gilson et Le castor astral, 1997

À consulter

Frank Andriat, Dossier L n°43, Service du Livre luxembourgeois, 1994
Heinz Klüppelholz, Pour une poétologie des romans d’André-Marcel Adamek, suivi d’un portrait-rencontre par Yvan Dusausoit, Bernard Gilson et Le castor astral, 1997


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°100 (1997)