Philippe Marczewski est l’auteur de deux livres publiés aux éditions Inculte : Blues pour trois tombes et un fantôme (2019) et Un corps tropical, prix Rossel 2021. Si l’écriture a toujours été présente, toile de fond d’un parcours aussi prolifique qu’atypique, le chemin vers la publication a suivi le rythme tranquille et confiant d’un cours d’eau se jetant dans la mer. Dans un café animé comme peuvent l’être ceux de la Cité Ardente à dix heures du matin, Philippe Marczewski nous a accordé un entretien foisonnant, qui aborde les multiples facettes de son rapport à l’écriture.
Avant que l’écriture ne soit votre activité principale, vous avez vécu plusieurs vies professionnelles. Pourriez-vous revenir sur ce parcours ?
Au moment d’entreprendre des études, je voulais faire du journalisme. Mais je manquais de culture générale et, à l’époque, les études de psychologie constituaient une sorte “d’humanités bis”. L’idée était de combler mes lacunes avant de passer le concours de journalisme à Lille, ou d’aller à l’IHECS, à Bruxelles. Je m’étais construit un panel de cours en histoire, en sciences économiques, en droit, en philosophie, en anthropologie … Puis, en deuxième année, j’ai rencontré un sujet qui m’a intéressé. J’ai continué dans cette direction, me disant que pour le reste, on verrait plus tard. De fil en aiguille, on m’a proposé de faire une thèse, je suis entré au FNRS, j’ai été chargé de recherches. J’ai démissionné après un an, j’avais l’impression de m’enliser dans quelque chose qui ne me plaisait pas. À ce moment-là, je ne me sentais plus capable de faire du journalisme, mais il fallait que je me rapproche du livre, de l’écrit.
C’est ce qui vous animait à l’origine : écrire ?
Oui, en tout cas je voulais vraiment faire du reportage international. Je l’imaginais depuis mon adolescence. Mais puisque je ne me sentais pas capable de publier, j’ai décidé d’ouvrir une librairie [Livre aux Trésors, devenue l’un des lieux culturels emblématiques de Liège depuis son ouverture en 2002, ndlr]. Je n’avais jamais travaillé dans le domaine, pas une semaine, pas un jour, rien. J’ai ouvert sans aucune expérience – ce qui était complètement idiot.
Ça s’est bien passé tout de même, finalement !
Ça s’est bien passé comme quand on roule sur une route de montagne trop étroite à trop vive allure, qu’on passe sur deux roues à moitié dans le ravin et que, par miracle, on tombe du bon côté. Pour le même prix, je tombais dans le ravin…
Trouviez-vous tout de même le temps d’écrire ? Je pense au blog dédié aux aventures de Syméon Claudex.
Je faisais des piges ici et là, je tenais quelques chroniques, c’était anecdotique. J’avais déjà arrêté la librairie au moment de Syméon Claudex – un feuilleton commencé pour me structurer. Je m’offrais une année sabbatique pour mener à bien le projet d’écrire, pour voir ce que ça donnerait. J’avais discuté avec Éric Chevillard de la façon dont il parvient à structurer son travail – il publiait chaque jour L’autofictif et, à l’époque, deux livres par an. On a parlé de s’obliger à faire un feuilleton, que l’on publie même si personne ne le lit, peu importe, de s’obliger à publier tous les jours.
La pression n’est-elle pas trop importante ?
Si, tout de même, parce que j’écrivais même en vacances, même quand je rentrais à trois heures du matin. Tout n’était pas bon. Mais j’ai été surpris que des gens le suivent vraiment, m’envoient des petits mots – Chevillard notamment, quand il s’est terminé. Le fait d’arriver à me structurer pour produire quelque chose qui soit publiable, chaque jour, m’a donné la sensation que c’était possible. Je ne le referai pas tout de suite, c’est très énergivore. Il y a des jours où tout s’enchaine facilement, parce qu’on a l’idée qui ouvre une série de portes en enfilade, qu’on aligne pendant presque une semaine. Mais quand on termine une série comme ça, qu’on doit repartir sur une autre idée et qu’il n’y a rien qui vient… Il y a eu quelques moments stressants, mais je suis content de l’avoir fait.
C’était le premier pas vers la publication de votre premier livre, Blues pour trois tombes et un fantôme, aux éditions Inculte.
En quelque sorte. À partir de là, les éditeurs d’Inculte – qui avaient lu des textes que j’avais écrits à gauche et à droite – m’ont demandé si je travaillais sur un roman. C’était le cas. Ça les a intéressés, je me suis mis à plancher là-dessus. Mais plus j’avançais, plus j’avais l’impression de m’être mis un truc énorme entre les pattes. J’en ai écrit cent cinquante pages, mais je n’étais pas convaincu. Il manquait peut-être un peu de structure, il y avait un côté un peu trop farce dans certains épisodes, un écart entre la farce et le drame qui allait être compliqué à gérer. En parallèle, Inculte m’avait proposé d’écrire un texte sur le thème de l’écriture contemporaine de la ville pour leur revue, qu’ils voulaient relancer. Je pensais depuis longtemps à écrire une traversée de la ville du sud au nord, pour jouer sur la mythologie d’une Liège “méditerranéenne”. Ils ont beaucoup aimé ce texte-là. On a rediscuté du roman, dont ils avaient reçu les premières pages, ils aimaient bien mais ne voyaient pas trop où j’allais. Ils m’ont demandé si je pouvais développer le texte sur Liège. Développer non, mais je pouvais en écrire d’autres. On a fixé la date de remise du texte à celle qui était initialement prévue pour le roman.
L’écriture académique vous a-t-elle été utile, dans ce cheminement vers l’écriture de fiction ?
J’ai répondu à cette question récemment, pour un journaliste du FNRS. Il m’a demandé si j’avais dû apprendre à écrire en sortant du FNRS, en me détachant de l’écriture scientifique. En réalité, c’était plutôt l’inverse : j’ai désappris à écrire pour faire de l’écriture scientifique.
Les considérez-vous comme deux pratiques tout à fait différentes ?
Je pense qu’il y a quelque chose qui reste, mais ce n’est pas tellement sur le plan de l’écriture. Je me souviens, je commençais toujours mes articles scientifiques par un paragraphe qui était presque de la fiction. C’était une façon de présenter les choses en donnant un petit exemple rigolo, éventuellement inventé ou qui n’avait rien à voir avec la vérité scientifique, une façon de faire entrer les lecteurs dans le sujet. Après ça, je suivais les codes des articles scientifiques mais je jouais avec eux, un peu. Ma thèse, par exemple, toute la partie au sujet de l’état de la science, je l’ai écrite comme j’aurais raconté une histoire. À mon jury de thèse, mon promoteur m’a dit “il faut absolument que tu écrives des nouvelles !”. Ça m’avait bien fait rire parce que, des nouvelles, j’en avais écrit des dizaines.
Non publiées… Vous écriviez sans montrer. Ce n’était pas frustrant ?
Non, j’aurais pu continuer comme ça toute ma vie. Je sais qu’il a été question, quand j’étais libraire, de publier un recueil – j’avais dû publier l’une ou l’autre nouvelle dans des petits fanzines, et un éditeur était tombé dessus. Cela aurait pu basculer à ce moment-là, mais avec la librairie, je me suis vite rendu compte que ce n’était pas possible. Je ne me suis jamais dit que publier était un objectif en soi.
Comment avez-vous vécu la publication de votre premier livre ?
La publication s’est faite très naturellement avec Inculte. Ce sont des gens que j’ai commencé à fréquenter via la librairie. On est de la même génération, on a les mêmes références. Mathias Énard, du collectif Inculte, est très vite devenu un ami et, quand j’ai arrêté la librairie, il m’a demandé “mais qu’est-ce que tu vas faire ?”. J’ai répondu en rigolant que je m’étais assez occupé du travail des autres, j’allais maintenant m’occuper du mien. Je plaisantais à moitié et lui était très enthousiaste. Puis cette histoire d’article et de roman. Cela s’est déroulé très lentement, sans geste particulier de ma part.
Dans vos deux livres, l’écriture a quelque chose de très cinématographique. On pense par exemple, pour Un corps tropical, au film de Jim Jarmusch, The Limits Of Control. Avez-vous en tête des références filmiques, lorsque vous écrivez ?
Pas au moment où j’écris. Je suis bien conscient de réfléchir sous forme de séquences. Je suis allé énormément au cinéma et je suppose que cela a dû percoler dans ma manière de raconter des histoires. Quand je fais face à une difficulté, j’essaie parfois de la formaliser avec des termes techniques de cinéma. Cela reste artificiel : je n’ai aucune véritable connaissance du vocabulaire cinématographique, mais ça débloque. Par exemple, la scène de la voiture dans Un corps tropical. Quand j’ai commencé à l’écrire, je l’imaginais tenir en quinze pages. Je n’avais encore rien écrit que j’en avais déjà dix… Et en même temps, le discours mental du personnage devait être une période de stase, où il se trouve dans une translation dont il est complètement captif. Mais je trouvais ça trop long, trop lent. Puis, progressivement, est arrivée cette idée de plan-séquence. Je ne suis pas sûr de la validité cinématographique de ce que je mets derrière, c’est très diffus mais, cette scène, pour moi, c’est celle d’une bagnole qui roule au milieu du désert, comme au cinéma.
En parlant de travellings et de plans-séquences, il se trouve que vos livres sont tous deux des explorations géographiques. De Liège, dans Blues, d’une certaine “tropicalité” dans Un corps tropical. Ces explorations travaillent l’engagement du corps dans le paysage, en particulier la dimension politique attachée à ces corps, souvent anonymes ou marginaux.
Je viens d’un milieu populaire, ouvrier et immigré. Je pense que la question politique va de soi. J’ai l’impression que je ne peux pas ne pas être positionné sur une zone de scission sociale ou de difficulté, là où il y a des zones de frottement. Pour moi, ces zones sont par exemple le post-colonialisme, les rapports nord-sud, les rapports à la migration, à ce que le travail – consenti mais obligé – fait au corps. Et une ville comme Liège, c’est une ville avec plusieurs portes d’entrée narratives. Liège a eu plusieurs époques, plusieurs types de pouvoirs, de puissances, on peut y entrer par plein d’aspects différents, qui constituent tous des zones de frottement. Et ce qui se passe là est plus intéressant qu’au sommet d’une colline.
Pensez-vous poursuivre ce type de structure narrative dans vos textes futurs ? Le je, l’exploration du territoire ?
Mathieu Larnaudie [écrivain et membre du collectif Inculte, ndlr] m’a dit, au sujet d’un texte que je suis en train d’écrire, qu’on y décelait encore quelque chose de picaresque. C’est vrai et cela me fait un peu peur, je n’ai pas envie de refaire la même chose. Même si, quelque part, je ne sais pas si je suis capable d’inventer autre chose qu’un récit picaresque. Pour ce qui est du je… En tant qu’auteur, je n’aime pas tellement l’écriture en il. Elle me place en position de démiurge, ce qui crée une distance entre les personnages et moi, comme entre les personnages et les lecteurs. Pour Un corps tropical, je voulais essayer de mettre les lecteurs et les lectrices dans l’état d’esprit dans lequel avance le personnage. Pour cela, il fallait créer une sorte de triangle où le personnage, les lecteurs et moi sommes tous dans la même position. Dans ce roman, il y a des tas de choses auxquelles je n’ai pas de réponse. Je préfère ne pas savoir, avancer comme le personnage, je ne veux pas résoudre le mystère avant. C’est plus amusant, on s’embête si on sait trop ce qui va arriver. Pour la suite, je ne sais pas. Peut-être que j’arrêterai tout court !
Vous voyez-vous arrêter d’écrire ?
D’écrire non, de publier oui. Cela ne dépend pas que de moi. La publication est un processus pour t’obliger à aller au bout des choses. Pour le moment, je continue. Tant que ça marche, je joue et puis, je m’amuse bien. C’est la seule chose qui me soit à peu près naturelle.
Est-ce qu’avoir reçu le Rossel change quelque chose à l’amusement ?
C’est plutôt la perception des gens par rapport à moi qui a changé. Le fait de recevoir un prix qui a un peu de valeur, ne serait-ce que symbolique, crée un corps de l’auteur détaché de la réalité, une sorte de totem d’immunité. L’écart entre ce statut, théoriquement construit, et le fait que des gens puissent détester ce que l’on fait, peut être dangereux. Si on commence à croire un peu trop à ce statut, au moment de se prendre une mandale, on la prend deux fois plus fort.
Pourriez-vous évoquer quelques-unes de vos influences littéraires ?
Je considère Henri Calet comme le plus grand auteur français du 20e siècle. C’est presque pathologique, j’ai trois ou quatre éditions de chaque livre, je rachète à prix d’or des éditions signées … Je l’ai découvert par hasard, à vingt-deux ans, dans un carton de livres à déstocker un jour de braderie à Liège. Il y avait une réédition en collection blanche de Monsieur Paul. Je ne sais pas pourquoi je l’ai acheté, mais je l’ai acheté. Je l’ai lu, tout de suite. Et je l’ai trouvé incroyable. Narrativement, je pense qu’il y a beaucoup de choses qui m’ont influencé. Ça ne m’arrive pratiquement jamais mais, quand je relis mes anciens textes, j’y retrouve des structures pompées sur Henri Calet. Certaines fois, je l’ai fait exprès, parce que j’essayais de comprendre un procédé narratif.
Il y a sans doute aussi une partie des auteurs Minuit. Beaucoup d’auteurs de roman d’aventures – Stevenson est mon autre écrivain préféré. Beaucoup d’auteurs français de la première moitié du 20e siècle, Gabriel Chevallier, par exemple – La peur, Clochemerle, ce sont des romans incroyables. Il y a aussi Beckett et Savitzkaya, évidemment.
On sent dans vos livres quelque chose de cet ordre, dans un rapport au temps qui s’étire jusqu’à se dilater, à la manière d’Eugène Savitzkaya.
Cela a dû jouer, bien que je n’arrive pas à la partie basse de sa cheville. Je ne sais pas dans quelle mesure ce sont des influences qui se marquent. Henri Calet, oui, parce que je l’ai tellement lu, c’est tellement intime que ça percole. J’ai lu récemment Les bagages de sable, d’Anna Langfus. Autant je trouve ce livre extraordinaire, autant je serais incapable d’écrire comme ça, je n’en aurais même pas envie. Je ne pourrais pas dire que cela m’influence.
Il faudrait parler de références, plutôt que d’influences.
Voilà, des références qui sont comme de petits dieux domestiques, auxquels on se réfère pour trouver des solutions narratives. En commençant à écrire Un corps tropical, j’ai réalisé qu’il me manquait une clé et, en feuilletant Beckett, un passage m’a ouvert toute une série de portes – celui qui constitue l’épigraphe du roman. Je ne sais pas si ce sont des influences, mais ce sont des outils.
Chevillard a dit quelque chose qui m’a beaucoup influencé : son unité de travail, c’est la phrase. C’est ça que je recherche, qui ne sera pas forcément la même chose pour tous les textes. Trouver une structure rythmique qui sera mon unité de travail.
Louise Van Brabant
Blues pour trois tombes et un fantôme, Paris, Inculte, 2019
Un corps tropical, Paris, Inculte, 2021
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°211 (2022)