Un coup de cœur du Carnet
Philippe MARCZEWSKI, Blues pour trois tombes et un fantôme, Inculte, 2019, 232 p., 17.90 €, ISBN : 978-2-36084-018-2
Il est des livres qui détendent et donnent envie d’allonger les jambes sur le divan, et d’autres qui vous obligent à d’incessants aller-retours vers votre bibliothèque et votre collection de disques, qui vous font vérifier telle photographie ou tel détail cartographique sur Internet, et puis qui immanquablement vous tirent de chez vous, ne vous apaisent qu’une fois sur la route. Blues pour trois tombes et un fantôme est de ces livres-là : il se met en branle quand on l’ouvre, et continue de vivre quand on le pose, nous chuchotant à l’oreille des injonctions de promenades et de découvertes, existant de plus en plus en nous au fur et à mesure que l’on explore les pistes qu’il nous propose.
Philippe Marczewski nous embarque dans dix itinéraires en apparence erratiques à travers la ville de Liège et ses alentours. L’ouverture est d’une grande justesse : en voyage à Sheffield, l’auteur, perdu dans la laideur et les réminiscences musicales, prend conscience que « la carte de Liège s’est déposée sur Sheffield comme un calque ». C’est assez dire au lecteur que Liège, qui sera le cœur vibrant de tout l’ouvrage, est à prendre ici comme un symbole de toute ville, et que l’on va se perdre dans un labyrinthe qui est en chacun de nous, Liégeois ou non, car « on trimballe toujours sa ville avec soi ». Voilà le premier écueil évité avec une impeccable élégance et l’énergie d’un orchestre endiablé : celui du livre de Liégeois à Liégeois. Dans Blues pour trois tombes et un fantôme, Liège parvient à être à la fois un lieu exotique, et le territoire onirique que chacun cache au fond de lui.
Dix itinéraires donc, au cours desquels l’auteur réveille les fantômes des jazzmen du passé et les jeux dans les bois de l’enfance, nous fait descendre la Meuse du sud au nord et arpenter les escaliers à dos de serpent, pénétrer le regard d’un photographe et l’atmosphère éthylique d’un bistro de quartier, craindre et espérer une crue mosane cataclysmique et une reprise du pouvoir de la nature. Chacune de ces promenades offre ses digressions historiques ou topologiques, on se prend à rêver sur la tombe de l’homme qui inventa l’Orient-Express, on voit Chet Baker griller une clope en écoutant ses partenaires, on apprend à cuisiner et à boire, on entend les langues multiples de cette ville-Babel, on distingue enfin les pendus des temps anciens, les héros et les victimes de la modernité, celle d’hier et d’aujourd’hui. C’est peu dire que chacune de ces dix balades s’interpénètrent en une longue et subtilement foutraque randonnée. Ce qui fait l’essence même du récit et de la narration est perturbé, pour le plus grand plaisir et la rêverie du lecteur : l’espace devient du temps, les pas du voyageur se glissent dans d’innombrables autres pas.
Reportage sur ce qu’est une ville, fondamentalement ; variation sur l’irrésistible nostalgie et son refus vigoureux – Blues pour trois tombes et un fantôme est un livre qui fait plus que dire quelque chose de Liège, il en est la métaphore, on retrouve dans sa structure et son style le reflet de son contenu, marque des grandes œuvres. Car si Philippe Marczewski nous parle du jazz, ce n’est pas uniquement parce que ça lui plaît, c’est aussi parce que c’est pour lui une des plus justes images pour décrire Liège ; et il se fait que c’est une des plus justes images dont je dispose pour décrire son livre, le jazz qui « est la musique de l’impermanence, des réalités mouvantes, des corps sans frontière définie ».
Chez Georges Simenon, on retrouve Liège dans toutes les villes. On retrouve toutes les villes dans Liège, grâce à Philippe Marczewski, et cela donne envie de voir loin, car « voir loin est un remède à la mélancolie ».
Nicolas Marchal