Un coup de cœur du Carnet
Philippe MARCZEWSKI, Un corps tropical, Inculte, 2021, 400 p., 19,90 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-23-60841-22-6
Dans une « ville du Nord » marquée par son passé industriel – peut-être est-ce en Belgique – demeure le « héros » de Corps tropical, le roman magistral de Philippe Marczewski. Marié avec une femme qu’il n’appelle que « la femme chez qui je vis » il lui a fait un fils (« l’enfant ») qui, en quelque sorte, l’assigne à résidence chez elle. C’est « un de ces hommes qui – comme l’écrivait Barrico dans Soie – aiment assister à leur propre vie, considérant comme déplacée toute ambition de la vivre. »
Fonctionnaire en principe sédentaire, il lui arrive d’être commis à la livraison en mains propres de documents réputés importants dont il ignore la teneur. C’est lors d’un de ces déplacements en voiture qu’il découvre un parc tropical doté d’une piscine à vagues où sa sensualité s’aiguise au fil de jouissances quasi orgasmiques qui le font fantasmer sur la notion de ce « corps tropical » dont il soupçonne la mystérieuse perfection. C’est dans ce contexte effervescent que l’insondable Madame Rovelli, la destinatrice habituelle de ses livraisons, sort de sa glaciale réserve pour lui confier une mission plus personnelle et « de confiance » qui doit le conduire à Madrid pour y remettre des documents et un petit colis à un certain Ernesto. Ce qu’il accepte finalement face à une autorité qui ne trouvait en face d’elle « que le ventre mou de mon corps non tropical ».
Ayant demandé un congé spécial pour cette course hors du commun, il se rend donc à Madrid où il rencontre effectivement le nommé Ernesto, un Péruvien avec qui il partage dans une taverne andine une sortie lourdement arrosée de Millonario. Hypnotisé par le rythme de la chicha et de la cumba (tchacatchac tchacatchac tchacatachac…) comme par le rhum emblématique, à chaque libation il jette au sol quelques gouttes en hommage à la Pachamama, déesse de la Terre-mère…
Après avoir couvé une biture majuscule, il se retrouve englué dans un piège infernal tramé par Ernesto depuis le Consulat du Pérou. Il se voit ainsi dépossédé de ses papiers d’identité personnels et nanti d’un passeport diplomatique péruvien au nom d’un inconnu ainsi que d’un billet d’avion pour le Pérou. Pas d’autre perspective pour lui que ce voyage dépeint comme nécessaire et magnifique par Ernesto et assorti comme par hasard d’une livraison. C’est pour lui le début d’un cauchemar et d’une suite de péripéties extrêmes, quasiment hichtcockiennes, toujours illustrées par ses interrogations sur ce fameux « corps tropical » dont la piste affecte ses propres organes au rythme des chapitres menant ce Candide boréal de « la peau » enchantée par les caresses exquises du jacuzzi jusqu’à l’abomination d’agressions criminelles contre « l’estomac ». En passant par « la gorge » trop accueillante aux breuvages futés et spécialités locales déboussolantes et par « l’os » d’une suite de rencontres plus délétères encore que celle de ce faux-jeton consulaire d’Ernesto. Avant que, revenu enfin en Espagne, il vive avec la grande bleue des noces euphoriques dignes d’un bateau ivre : de celles que s’offre un corps – tropical ou non – qui n’a forcément plus conscience que ses tripes farcies de capsules de coke ont fini par exploser…
Au-delà d’un destin pitoyable, ce livre accroche aussi et non sans une ironie latente, la fascination exercée par le terme « tropical » qui charrie surtout dans les esprits « tempérés » le sable blond de plages idylliques et les fêtes multiples de la sensualité, sans effleurer une réalité bien plus terre-à-terre et souvent calamiteuse. On sait comment le mot a aussi engendré la tristesse paradoxale de Levy-Strauss dans son ouvrage le plus célèbre. Moins sérieux sans doute mais bien vu : les familiers des films de Pagnol se rappelleront comment dans Le Schpountz, la magie du mot transforme en régal très recherché une corbeille d’anchois sévèrement moisis.…
Mais on n’aura rien dit de ce deuxième roman de Marczewski si l’on ne salue pas l’évidence de ce qui fait l’étoffe d’un écrivain authentique. Mieux que d’un style, c’est d’un « ton » très personnel qu’il faut parler, un ton nourri par une inspiration, elle aussi d’une réjouissante singularité. Un bonheur de lecture même si celui d’écrire conduit parfois l’auteur à s’autoriser l’une ou l’autre longueur nullement rédhibitoire…
Ghislain Cotton