Jacques De Decker : « L’Académie, un espace hors des lois du matérialisme »

Jacques De Decker

Une page de l’histoire de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (Arllfb) se tourne en ce mois de janvier 2020. Après dix-sept années, Jacques De Decker cède son siège de secrétaire perpétuel à Yves Namur, au moment même où l’Académie célèbre son centenaire.

Romancier, biographe, auteur de théâtre, Jacques De Decker est aussi un passeur littéraire : de par la profession de journaliste littéraire et culturel qu’il a longuement exercée tout d’abord, en tant qu’intervieweur et animateur de rencontres littéraires ou encore comme adaptateur pour le théâtre ensuite, mais également par son attention jamais démentie pour la littérature belge – qu’elle s’écrive en français ou en néerlandais.

Sous les ors du palais des Académies – « pur décorum », nous dit-il, « l’Académie siège dans un palais parce que personne d’autre ne veut d’un bâtiment assorti de telles contraintes » –, il évoque pour Le Carnet et les Instants l’institution dont il devient secrétaire perpétuel honoraire et les Lettres belges francophones qu’elle représente.

Jacques De Decker, en quoi consiste la fonction de secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique ?

Le secrétaire perpétuel est celui qui est en charge de la gestion et de la représentation de l’Académie. « Pas de pouvoir, un peu de savoir, beaucoup de saveur » : cette phrase de Barthes a été ma règle de vie. D’aucuns y voient une fonction de pouvoir ; je la considère plutôt comme un instrument qu’on reçoit et qu’il s’agit d’ajuster, de raffiner en  fonction des besoins que l’on capte. 

L’Académie reste une institution méconnue. Pourriez-vous nous la présenter ?

Paradoxalement, dans l’esprit des gens, l’Académie par excellence est celle des Lettres. Pourtant, le palais des Académies héberge cinq académies différentes : l’académie dite « thérésienne », généraliste ; une académie de médecine ; l’académie des Lettres qui nous occupe plus particulièrement ; et côté flamand, l’académie généraliste et l’académie de médecine. Le corps des académies, qui est un peu l’équivalent de l’Institut en France, a été fondé à l’époque autrichienne et aura bientôt 250 ans. L’académie première est dite « thérésienne » en référence à l’impératrice Marie-Thérèse, parce que voulue par elle. Elle est installée à Bruxelles parce que c’était – on l’oublie trop souvent – la deuxième ville de l’Empire après Vienne. Napoléon l’a balayée, au prétexte que la seule Académie se trouvait à Paris. Les Hollandais l’ont rétablie et elle est devenue belge avec l’indépendance. Au départ, elle était multidisciplinaire ; il n’y avait pas de classes. Les travaux se faisaient en français, raison pour laquelle les auteurs flamands écrivant en néerlandais se sont rapidement sentis mal à l’aise dans ce cadre. On a donc créé en 1880 une académie de littérature flamande, qui s’est installée à Gand pour marquer le coup. Les écrivains francophones, restés à Bruxelles, ont voulu leur propre académie, qui ne s’est réalisée que quarante ans plus tard, en 1920. C’est cette année-là que Jules Destrée, ministre de la Culture, des Sciences et des Arts, a émis l’arrêté royal de création de l’Académie. Avec deux intuitions géniales : celle de l’ouverture aux femmes, qui s’est imposée dès la création de l’Académie, et celle de la Francophonie, avec l’élection de 10 membres étrangers.

L’Académie fêtera donc son centenaire en 2020 ?

Oui, avec de nombreux événements, et notamment une exposition à la Bibliotheca Wittockiana. Cet anniversaire a d’ailleurs précipité mon départ comme secrétaire perpétuel : je quitte la fonction pour pouvoir me concentrer sur l’organisation du centenaire. Pour l’anecdote, je suis né jour pour jour 25 ans après l’Académie, le 19 août 1945. J’y vois comme une malédiction, l’impératif d’assumer cet anniversaire.

Et quel est plus précisément le rôle de l’Académie dont vous avez retracé l’histoire ?

Elle crée une confrérie d’écrivains, où les membres se réunissent et échangent. Son espace échappe à la puissance prioritaire du moment qui est l’économie ; on peut y aborder le réel en se dégageant des lois dictatoriales du matérialisme. Elle a longtemps été considérée comme passéiste, dépassée, mais son rôle me semble aujourd’hui essentiel, voire avant-gardiste : dans un monde broyé par sa logique utilitariste, les académies entretiennent une flamme intellectuelle de plus en plus menacée. Nous sommes les dépositaires d’une priorité à la pensée, à la culture, une forme de vigile permanente qui rappelle au corps social quelques universaux aujourd’hui menacés tels que la beauté, la vérité.

L’Académie française, avec son dictionnaire, ses prescriptions linguistiques, donne l’image d’une institution coercitive. Est-ce aussi la vocation de l’Arllfb ?

L’Académie belge n’a jamais eu l’ambition de faire un dictionnaire. Nous sommes d’ailleurs plutôt une terre de grammairiens que de lexicologues. Plusieurs de nos grammairiens (André Goosse, Marc Wilmet) ont été académiciens. Mais nous n’avons de toute façon pas intégré l’autorité symbolique de l’Académie française, qui ne repose en fait sur rien. Nous privilégions la réflexion permanente et la vigilance sans coercition. À l’image d’André Goosse, qui était très libéral, tout en soutenant qu’une langue est en demande d’un semblant de fixité et de permanence.

Contrairement à l’Académie française, on ne pose pas sa candidature à l’Arllfb.

Nous avons de bons contacts avec l’Académie française. Certains de nos membres sont d’ailleurs aussi membres de l’institution hexagonale. Mais une grande différence est en effet qu’on ne pose pas sa candidature pour entrer à l’Arllfb : nos membres sont cooptés. Je pense que ce mécanisme rend notre assemblée plus représentative. C’est une question qui me tient particulièrement à cœur. J’ai toujours eu une vision historique de l’institution, due sans doute à mon métier de journaliste, et j’ai peut-être imprimé cette marque en tant que secrétaire perpétuel. Il me semble essentiel que l’Académie représente ce qui se publie en Belgique, de Jean-Philippe Toussaint à Armel Job. La composition de l’Académie compte ainsi des auteurs ignorés par les universités, lesquelles privilégient toujours la littérature expérimentale. Un de mes regrets est que ce qu’on appelle la paralittérature, et plus précisément la bande dessinée, ne soit pas encore entrée à l’Académie. Benoit Peeters y aurait tout à fait sa place, mais il est français et les fauteuils dévolus aux membres étrangers sont moins nombreux.

Outre l’Académie française, l’Arllfb entretient-elle des contacts privilégiés avec son pendant flamand ?

Nous n’avons pas d’activités communes, mais un dialogue constant, une information mutuelle. Je siège à l’académie flamande en ma qualité de néerlandiste, j’y ai succédé à Liliane Wouters. À l’Arllfb aussi, nous avons le souci d’avoir des membres flamands et des francophones qui connaissent la littérature belge dans son ensemble.

Selon vous, on pourrait donc parler d’une littérature belge, qui rassemblerait les œuvres écrites en français et celles écrites en néerlandais ?

Pour moi, il y a une littérature belge qui s’écrit dans deux langues. Cela se voit dans les thématiques abordées. De ce point de vue, Marcel Thiry et Johan Daisne sont étonnamment proches. Il y a un signifié commun à la littérature belge, dans lequel l’irrationnel, le fantastique, le réalisme magique occupe une place importante.

Quel regard portez-vous sur la littérature belge francophone d’aujourd’hui ?

Nous pouvons nous enorgueillir d’être la région du monde qui a propulsé le plus grand nombre de mythes dans l’imaginaire collectif : Tintin, les Schtroumpfs, Bob Morane… Simenon laisse par ailleurs l’une des œuvres majeures du 20e siècle. Alors qu’on a longtemps considéré que les meilleurs auteurs belges étaient publiés à Paris, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Chez nous paraissent des livres inattendus, surprenants. J’identifie par contre plusieurs sujets de préoccupation. Tout d’abord la manière dont cette littérature publiée chez nous circule. Le phénomène est relativement récent : avant-guerre, des maisons comme la Renaissance du livre circulaient dans toute l’Europe. La Seconde guerre mondiale a été une cassure : les livres français n’arrivaient plus en Belgique, où des maisons belges, surtout en paralittérature, ont commencé à proliférer. Après la guerre, les Français ont voulu que cela ne se reproduise plus et ont colonisé la Belgique avec leur production et leur distribution. Un écrivain allemand peut être indifféremment publié à Zurich, à Berlin ou à Vienne. Les Français ont intégré que d’où qu’ils viennent, ils doivent être publiés à Paris. Nous les Belges n’avons pas le même imaginaire collectif que les Français, mais ce que nous produisons est susceptible d’intéresser un public qui passe les frontières. Or les livres qui paraissent chez nous n’atteignent pas ce public potentiel, francophone. Ce n’est pas seulement une question d’aide d’État. C’est aussi lié au centralisme permanent du public français. Quand j’ai écrit Le ventre de la baleine, on m’a dit chez Grasset que le public ne comprendrait pas la référence à l’affaire Cools, alors qu’elle n’est qu’un prétexte et non le centre de l’histoire. Le livre a été traduit en espagnol et cette référence n’a pas posé de problème[1] ! Les auteurs québécois rencontrent le même problème en France.

Soyons justes : le fait que la littérature publiée en Belgique ne fonctionne pas très bien en librairie nous a aussi préservés d’une vision trop matérialiste de la circulation de la littérature. Nous avons été préservés des livres écrits uniquement pour la victoire au box office et inversement, certains livres écrits et publiés chez nous n’existent que parce qu’auteurs et éditeurs ne pensent pas à faire de l’argent avec les livres. Nous sommes par exemple le dernier refuge de l’édition poétique francophone en Europe.

Vous disiez que d’autres aspects de l’état actuel des littératures belges vous préoccupaient aussi ?

Oui. Je suis aussi fâché par le manque de vigilance avec lequel nous avons laissé partir certaines maisons d’édition au profit de grands groupes éditoriaux français, qui prospèrent à présent sur le génie belge. Je pense aussi que nous péchons dans le domaine de l’histoire de notre littérature. J’ai récemment redécouvert des livres de José-André Lacour, qui a fait l’objet d’une exposition à la Maison du livre. Je suis frappé à la fois par la qualité de son œuvre et par l’amnésie dont cet auteur fait les frais. De même, les universités empilent les mémoires sur Balzac, sur Zola, mais jamais rien ne s’y écrit sur Lemonnier, dont l’œuvre mérite pourtant la même attention.

Exégète de la littérature belge, vous êtes bien sûr aussi un écrivain. La fin de vos fonctions de secrétaire perpétuel vous laissera-t-elle plus de temps pour l’écriture ?

Il est vrai que la fonction a ralenti l’écriture. Pendant mes années de secrétaire perpétuel, j’ai surtout écrit des biographies[2] : elles me semblaient plus compatibles avec ma fonction. J’ai d’ailleurs toujours un projet de biographie de Brecht. Je ne sais pas si je vais revenir à la littérature de création. Ayant pratiqué l’écriture utilitaire comme journaliste, j’ai une très haute idée de la littérature de création, que je regarde comme pure, dégagée des exigences matérielles. Je m’y replongerai peut-être.

Nausicaa Dewez


[1] Le ventre de la baleine, Labor, 1996, rééd. Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2015.

[2] Ibsen, Gallimard, 2006 ; Wagner, Gallimard, 2010. Voir à ce propos Michel Zumkir, « Question de vie et de biographie », dans Le Carnet et les Instants n° 193, janvier 2017.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 205 (2020)