Questions de vie et de biographie  

Depuis l’Antiquité, des biographies sont écrites. Si le genre manque singulièrement de légitimité, est parfois décrié, remis en question, il continue à connaître la ferveur des auteurs, des éditeurs et des lecteurs. Même l’ère du soupçon des années nouveau roman, nouvelle critique, nouvelle histoire etc., aussi nécessaire, destructrice et jouissive fût-elle, n’a pas réussi à le mettre totalement à bas. Des écrivains continuent de s’atteler aux recherches, à l’écriture (narrative) pour raconter la vie de femmes et d’hommes particuliers.

Pour aborder les questions que pose le genre, nous avons rencontré trois biographes dont les livres ont une reconnaissance bien au-delà de nos frontières. Philippe Paquet a publié deux biographies, à la fois historiques et intellectuelles : Madame Chiang Kai-shek. Un siècle d’histoire de la Chine, et Simon Leys. Navigateur entre les mondes. Jacques De Decker a écrit la vie d’Henrik Ibsen et de Richard Wagner, deux dramaturges créateurs qui ont révolutionné la machine théâtrale. Quant à Benoît Peeters, il a abordé la vie de trois hommes – Hergé, Jacques Derrida, Paul Valéry – compagnons de longue date de sa vie intellectuelle. Dans ses carnets d’enquête, Trois ans avec Derrida, il fait une déclaration d’amour à la biographie. À lire pour se réconcilier définitivement avec le genre.

Jacques de Decker, passeur de vies

Jacques De Decker

Écrire des biographies est un exercice apparu tardivement dans la carrière polymorphe de Jacques de Decker. Un exercice qui correspond pleinement à l’une des missions qu’il s’est données : être un passeur culturel. Il répond aussi à un questionnement personnel sur l’importance de l’œuvre (Ibsen) ou sur le génie créateur (Wagner).

Comment en êtes-vous arrivé, dans votre carrière déjà bien remplie, à écrire des biographies ?

En 2005, Gallimard avait besoin, pour lancer le projet « Folio Biographies » [1], de plusieurs volumes. Gérard de Cortanze, responsable de collection, m’a contacté et m’a demandé si je voulais écrire une biographie et quels seraient mes souhaits particuliers. Quand il m’a précisé de quel genre d’ouvrages il s’agissait, je lui ai répondu que dans cette dimension, avec la connaissance insuffisante qui était la mienne, cela me paraissait possible.

De quel type de biographies s’agit-il ?

Le cadre est assez modeste, il s’agit de vulgarisation, dans un format assez réduit. Les auteurs de la collection ont des contraintes. Il faut écrire des livres éditables en poche, qui comptent trois cents pages, quatre cents tout au plus. Ma biographie d’Ibsen fait deux cent quarante mille signes et celle de Wagner trois cent mille. L’optique s’avère très différente de celle de Philippe Paquet ou de Benoît Peeters, elle est pédagogique. Personnellement, je ai vu ces deux biographies comme une pédagogie pour moi-même. Je me suis lancé dans l’une comme dans l’autre avec, au départ une ignorance et une vraie curiosité. La phrase de Paul Valéry, « L’inspiration, c’est la prise de conscience de la possibilité de faire quelque chose », m’a servi de moteur.

Pourquoi avoir choisi Ibsen ?

J’ai proposé Ibsen tout à fait spontanément. Pour moi, c’est un auteur important et largement ignoré. Quand je l’enseignais, je disais ce qu’il fallait en dire, qu’il est le grand rénovateur du théâtre moderne. J’avais été longtemps un spectateur et un lecteur passionné de Strindberg, mais Ibsen me rebutait. C’est seulement vers l’âge de cinquante ans que j’ai vraiment pu accéder à son œuvre et me représenter ce qu’elle était. J’ai reconstruit tout ce qu’Ibsen avait apporté et qui va bien au-delà du théâtre. Sa dramaturgie naturaliste a énormément nourri le cinéma américain et un réalisateur comme Ingmar Bergman. Le tempérament d’Ibsen s’est imposé à moi vers ce moment-là. Tout cela était confus dans mon esprit. J’ai vu dans la phrase de Valéry qu’il était possible que je réalise cet objet-là, la biographie d’Ibsen. J’en avais la capacité. Le travail allait m’aider à y voir clair. « Qu’est-ce qui fait que cet auteur est aussi capital ? » est une des questions qui ont sous-tendu mon travail. Par ailleurs, dans la zone francophone, il y avait assez peu de choses sur lui, bien qu’il soit beaucoup joué depuis les années 1990. Je me suis immergé dans ce travail tout en étant d’un total scepticisme. Je n’ai jamais cru aux biographies. Je m’explique. À titre d’illustration, je prends une date, le 7 novembre 2016, moment où vous et moi nous nous rencontrons et avons cette conversation. Si vous voulez la raconter dans un livre, en elle-même, elle prend déjà vingt pages. Si vous devez multiplier par toutes les expériences que vous et moi avons pendant cette journée et pendant toute notre vie, c’est impossible. La lecture biographique est une simplification, mais surtout une sélection. La sélection dépend de l’observateur qui en toute bonne foi considère que tel ou tel biographème, comme disait Barthes, peut être pertinent et éclairant. C’est ainsi que j’ai construit le récit biographique, et par ordre chronologique bien sûr, avec des moments qui se détachent. La division en chapitres m’a paru une bonne grille, une bonne structure. Une narration, en réalité.

Quel est votre rapport aux personnes que vous avez biographiées ?

Il faudrait un jour étudier les étranges rapports de couple biographe/modèle… Ce genre de travail installe quelque chose entre eux, qui est chez moi un peu irrité, dans la mesure où mon père était portraitiste. Mon travail de biographe se rapproche de ce qu’il faisait. J’ai parfois l’impression de mettre mes pas dans ses traces. Il avait toujours le souci, quand il peignait un portrait, « de rendre quelque chose », ainsi qu’il disait. Il tachait de représenter ce qui n’était pas immédiatement perceptible à l’œil nu, qui était davantage que la simple perception d’une image, il voulait qu’y figure quelque chose de plus. Très logiquement, je dirais, cette préoccupation me hante. La relation qui s’installe entre le portraitiste et le portraituré relève d’une sorte d’amitié. Sans cette connivence, je ne peux faire le travail. J’ai ainsi abandonné la biographie de Rembrandt que j’avais commencée quand j’ai compris que je n’étais pas du tout en sympathie avec l’homme. Plus précisément, quand j’ai appris comment il avait traité celle qui aurait dû devenir sa seconde épouse, il m’est apparu infréquentable, j’ai été bloqué. Au bout d’un certain temps, on finit par savoir comment le personnage fonctionne. Le propre des grands personnages, contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est d’être très cohérents. On repère des choses très nettes dès le début. Quand on les a un peu identifiées, on arrive à développer des continuités. C’est un rapport de personne à personne.

Comment en êtes-vous arrivé ensuite à travailler sur Wagner ?

C’est un coup de foudre. Un soir, j’étais d’une humeur assez passionnée et j’ai assisté à une représentation, assez médiocre il faut le dire, de Tristan et Iseult à la Monnaie. Au moment de la Liebestod, quelque chose m’a frappé, une interrogation : de quel cerveau ce truc est-il sorti ? Qui a pu générer une telle œuvre ? C’est aussi extraordinaire que la Chapelle Sixtine. C’est là que tout a commencé. J’ai contacté Gérard de Cortanze et lui ai proposé d’écrire la biographie du dramaturge/compositeur. Toute cette aventure m’a mobilisé pendant trois ans. Il est impossible de lire tout ce qui a été écrit sur lui. On est dans la « dinguerie ». Je me suis servi de la grande biographie écrite par Martin Gregor-Dellin, traduite de l’allemand chez Fayard. C’est l’essentiel de la matière mais elle est déjà beaucoup trop considérable. Dans ce type d exercice, on devient maniaque, on ramasse tout. Juste avant la sortie du livre a paru Le dictionnaire encyclopédique Wagner chez Actes Sud, une œuvre monumentale. Je me suis évidemment précipité pour la lire. J’ai été soulagé quand j’ai vu que l’aspect biographique n’était pas ce qui intéressait le plus les auteurs. A priori, je n’avais pas d’avis sur la personne Wagner, je n’étais jamais parvenu à synthétiser tout ce que j’en savais. Il me paraissait à la fois fascinant, révulsant, génial. Dans la littérature secondaire à son sujet, certains ouvrages sont très critiques. D’un point de vue idéologique, comme pour toutes les grandes œuvres, on peut tout faire dire à Wagner. Des études marxistes sur son œuvre ont été publiées à la fin du xixe siècle. Plus tard, comme vous le savez, il a été récupéré par les nazis. J’étais très habité par cela. J’ai beaucoup travaillé mais avec l’impression de ne pas faire ce qu’il fallait. Je sentais ce travail comme un des rendez-vous de ma vie. Wagner était un monomane, capable de tout pour réaliser son idée. J’aime ces gens qui ont l’étoile au front, et qui suivent leur destin coûte que coûte.

Philippe Paquet, instructeur de procès

Philippe Paquet

Journaliste au service international de La libre Belgique, Philippe Paquet est aussi historien. Il a gardé le meilleur de ces deux métiers pour écrire des biographies primées et saluées par un succès à la fois critique et public.

Quelle est l’origine de deux biographies que vous avez publiées ?

La même envie de faire découvrir à un large public deux personnages somme toute méconnus. Madame Chiang était totalement inconnue du public francophone, Simon Leys, beaucoup moins, certes. Toutefois, si ce dernier est apprécié d’un large contingent d’aficionados, son nom ne dit malheureusement plus grand-chose à la jeune génération. La démarche était donc assez comparable.

Votre biographie de Madame Chiang, la première dame de la Chine républicaine, est adaptée d’une thèse de doctorat en histoire. En quoi votre travail a-t-il été différent de celui mené sur Simon Leys ?

La genèse de la biographie Madame Chiang est complexe, mais, en résumé, il s’agissait au départ d’écrire un livre. Le projet est devenu une thèse de doctorat par un concours de circonstances. La rédaction n’a donc pas dû être adaptée pour la publication ; tout au plus l’appareil critique a-t-il été allégé. La longue introduction de la thèse, en forme d’état de la question, a également été supprimée, au profit de la préface de Simon Leys. Quant à la méthode, dans mon esprit, elle ne doit pas différer pour une thèse et pour un livre : c’est une même approche scientifiquement rigoureuse. Vulgarisation ne rime pas pour moi avec approximation.

Que vous a appris le travail sur Madame Chiang qui vous aurait aidé pour celui sur Simon Leys ? 

Le succès de Madame Chiang (les ventes et les prix obtenus[2]) m’a agréablement convaincu qu’il y avait encore un public, à l’heure de Wikipedia et de Facebook, pour de gros livres a priori difficiles. Je n’ai pas eu trop de mal à convaincre Gallimard de consacrer presque sept cents pages à Simon Leys, après en avoir écrit quelque huit cents sur Madame Chiang.

Simon Leys disait que votre biographie de Madame Chiang était définitive. Le pensez-vous ?

Simon Leys était bien aimable, mais je ne crois pas qu’un ouvrage, et en l’occurrence une biographie, soit jamais définitif. Il a partiellement raison, à propos de Madame Chiang, dans la mesure où le travail de réhabilitation du personnage que j’ai entrepris (ma volonté était de lui rendre sa place dans l’Histoire avec un grand H, de démontrer qu’elle avait été un acteur important du XXe siècle et une véritable femme d’État) ne sera très certainement pas remis en cause par des études ultérieures. Mais celles-ci ne pourront qu’améliorer la compréhension et affiner l’image que j’ai donnée d’elle si elles peuvent exploiter des sources nouvelles. Je ne me vois pas a priori remettre sur le métier ces biographies – il y a tant d’autres choses à faire – même si, dans le cas de Leys, j’ai conscience de n’avoir fait que déblayer le terrain.

Pierre Boncelle a publié Le parapluie de Simon Leys aux éditions Philippe Rey un an avant votre biographie de l’auteur des Habits neufs du président Mao. Aviez-vous eu connaissance de ce projet ? Cela a-t-il influencé votre travail ?

Le travail de Pierre Boncenne n’est pas une biographie stricto sensu, tout au plus un essai biographique. Il ne m’a pas influencé et ne m’a rien appris que je ne savais déjà sur Simon Leys. Je ne crois pas qu’il soit important d’être le premier si ce que l’on apporte est plus complet, original, précis ou pertinent que ce qui a été publié par un éventuel prédécesseur.

Simon Leys était encore vivant quand vous avez écrit sa biographie et vous étiez amis. Comment cela a-t-il pu influencer votre travail ?

C’était effectivement une contrainte à prendre en compte. L’objectif de faire (mieux) connaître Simon Leys ne devait logiquement pas aboutir à changer un ami en ennemi. Je n’avais guère de craintes, à vrai dire, parce que je savais que je n’aurais pas de choses désagréables à écrire sur lui. Je ne me suis pas censuré (et pas davantage, au demeurant, à l’égard des personnages secondaires de la biographie, notamment ceux qui sont des auteurs Gallimard – je suis, à ce propos, reconnaissant à mon éditeur de n’avoir pas suggéré, encore moins imposé, le moindre changement à mon manuscrit). J’ai présenté les faits, et rien qu’eux, appliquant les règles de travail que Leys lui-même assigne au biographe idéal dans un de ses essais sur Segalen, un propos que j’ai repris dans l’épigraphe du livre : j’ai, selon son conseil, instruit un procès, en fournissant une maximum de pièces, et laissé le lecteur tirer ses conclusions, former son jugement.

Seriez-vous d’accord si l’on dit que votre livre sur Madame Chiang est une biographie historique et celui sur Simon Leys une biographie intellectuelle ?

Je pense que les deux ouvrages sont, en fait, des biographies à la fois historiques et intellectuelles. Leys a eu sans doute une vie moins riche en rebondissements, moins théâtrale en quelque sorte, ce qui laisse plus de place à la dimension intellectuelle, mais la biographie de Madame Chiang ne fait pas que raconter sa vie aventureuse et son action : elle révèle ses idées, sa pensée, et ce livre sur elle est aussi, à ce titre, une biographie intellectuelle.

Que met-on de soi dans un tel travail ? Est-ce que l’on en ressort transformé ?

On sort évidemment enrichi par les informations amassées dans la préparation de projets aussi considérables, par les lectures, les rencontres, les voyages. Mais, pour le reste, je ne crois pas que Madame Chiang ou Simon Leys aient changé quoi que ce soit en moi.

Vous êtes à la fois journaliste et historien. Que vous ont apporté ces deux formations dans votre travail biographique ?

Je pense qu’elles préparent idéalement à la réalisation d’une biographie : l’historien mène la recherche de fond, assure le traitement critique des documents, des archives, etc., tandis que le journaliste y joint le travail d’enquête, le reportage de terrain, l’habitude des entretiens…

Y a-t-il une part de fiction dans vos biographies ?

Aucune ! J’ai horreur des biographies romancées, et en particulier des dialogues reconstitués. C’est un mélange des genres qui me hérisse le poil. Ou l’on écrit un roman (et c’est très bien : vive Les mémoires d’Hadrien !), ou l’on écrit une biographie (et celle-ci doit coller à la réalité, ne se préoccuper que de la vérité historique, dans toute la mesure où l’on peut la cerner, sans rien ajouter qui puise dans l’imagination de l’auteur).

Vos biographies sont des sommes immenses de travail, de temps passé. Qu’en reste-t-il en vous après qu’elles ont été publiées ?

Un immense bonheur. Et un gros trou dans mon compte en banque, en raison des frais considérables qu’engendrent de tels chantiers.

Quelles seraient vos biographies de référence ?

Aucune, même si mon goût pour la biographie me vient probablement de ma lecture, il y a très longtemps, des ouvrages de Pierre Grimal (sur Cicéron, Tacite, Marc-Aurèle…). En revanche, je suis le modèle anglo-saxon – de gros livres, bourrés de références –  plutôt que le modèle français, dont la trop fréquente légèreté me désole. Je garde (avec horreur) en mémoire cette biographie de John F. Kennedy par un des meilleurs connaisseurs français des États-Unis, dont je tairai pudiquement le nom, qui ne mentionnait aucune source… Comment est-ce possible ? Pour ma part, je trouve indispensable de référencer précisément chaque emprunt, chaque citation. Il ne s’agit finalement que de rendre à César… Même si cela signifie un appareil de notes parfois lourd mais Gallimard a su, en l’occurrence, trouver le moyen de le rendre particulièrement digeste. 

Benoît Peeters, biographe amical

Benoit Peeters

Scénariste des Cités obscures, romancier, théoricien, essayiste, spécialiste reconnu de l’univers d’Hergé et de Tintin, conseiller éditorial (Casterman), éditeur (Impressions nouvelles), Benoît Peeters est aussi biographe. De Paul Valéry, Hergé, Jacques Derrida. Au-delà de ses talents littéraires, on reconnaît Benoît Peeters à son tempérament : il a le goût du rapport à l’autre, de la curiosité, de la collaboration. Il aime l’altérité, et ce, dans tous ses métiers du livre.

Quel était votre projet, quand vous avez écrit, au milieu des années 1970, Omnibus[3] ?

J’ai été assez tôt un lecteur de biographie, surtout de peintres. Enfant, j’ai lu trois livres de Henri Perruchot publiés en poche : La vie passionnée de Van Gogh, La vie passionnée de Cézanne et La vie passionnée de Gauguin. Ils m’ont aidé à entrer dans l’œuvre de ces peintres. Ce sont des biographies romantiques. Quand j’étais étudiant, la biographie était un genre mal porté, déconsidéré intellectuellement, mais je continuais à en lire tout de même. En même temps, j’avais un goût  pour le nouveau roman, la nouvelle critique, Barthes, Genette, Ricardou…, qui étaient dans l’anti-biographie typique. Omnibus porte un peu les deux choses, c’est une biographie imaginaire de Claude Simon et en même temps une parodie de biographie – parodie de souvenirs littéraires, parfois un peu grotesques, de ceux qui ont connu le grand homme, le grand écrivain, qui colportent des légendes, qui se grandissent eux-mêmes à coup de souvenirs. Omnibus est très nourri d’informations, y compris d’informations biographiques qu’il était très difficile d’obtenir à l’époque car Claude Simon se protégeait beaucoup. Personne n’a semblé choqué à l’époque dans mon entourage, ni Jérôme Lindon, ni Robbe-Grillet, pour eux la dimension parodique l’emportait.

Qu’est-ce qui continuait à vous attirer, à cette époque, dans le genre biographique ?

J’avais à la fois la passion de l’écriture, de la modernité, de la remise en question des traditions littéraires mais en même temps je continuais à lire des romans, des biographies, des formes très narratives. J’étais aussi très curieux de détails biographiques à propos des gens que je côtoyais. Je me souviens de la première fois où j’ai rencontré Jacques Derrida, je ne me posais pas directement la question de façon biographique mais j’avais déjà des curiosités sur les personnes qu’il avait connues, les événements qu’il avait traversés, ce qui n’était pas si répandu dans notre milieu. Certains proches de Derrida, même s’ils pouvaient nourrir une certaine curiosité ne se seraient pas aventurés sur ce terrain. Puis je me suis passionné pour Hergé et j’ai voulu le rencontrer. La première interview que j’ai faite pour la revue Minuit, même si elle porte davantage sur l’analyse de son œuvre contient des informations biographiques. Plus j’ai avancé, plus cette curiosité biographique s’est affirmée et s’est revendiquée.

Comment raconte-t-on la vie de quelqu’un qui, comme Hergé, prétend n’avoir pas eu de vie ?

J’ai la conviction que lorsqu’on applique un regard rapproché, que l’on emploie une sorte de microscope, la notion de vie intéressante se déplace complètement. On se rend alors compte que des gens qui n’ont pas eu une vie voyageuse, aventureuse, risquée, qui n’ont pas été Joseph Kessel, Ernest Hemingway ou Marilyn Monroe peuvent, malgré tout, avoir une biographie passionnante. Quelqu’un qui ne serait pas intéressant biographiquement, ce serait par exemple quelqu’un lié à des choses trop évidentes, trop explicites, quelqu’un avec une vie trop publique, sans secrets. On pourrait se demander ce qu’il y a à raconter d’Hergé, Valéry et Derrida, penser que cela va être austère, une biographie de personnages qui ont passé leur vie à travailler. Or non seulement j’ai fait le pari inverse, mais je pense que mes lecteurs m’y ont rejoint. Personne ne m’a dit de Derrida, après avoir lu la biographie : « Oh, finalement ce n’était qu’un prof de philo, auteur de beaucoup de livres. » Non, on m’a plutôt dit : « C’est incroyable tout ce qui s’est passé dans sa vie, être chassé de l’école à douze ans, avoir vécu la guerre ainsi, et l’Algérie, les déchirements, les conflits intellectuels, Oui, c’est vraiment une vie, la vie de Derrida. »

Ne touche-t-on pas là à l’une de vos thèses sur la biographie ?

Tout à fait. Comme l’œuvre crée la vie, ainsi que le suggère le titre de mon livre Hergé, fils de Tintin, le biographe crée la vie en tant que vie. En retrouvant, sélectionnant, transformant une myriade de micro-faits, une infinité de détails en récit, il engendre un objet qui s’appelle une vie. Je n’avais pas conscience de cela à vingt ans et je crois que beaucoup de lecteurs ne s’en rendent pas compte. Ils peuvent dire par exemple : J’ai lu une vie de Balzac et croire qu’ils ont lu la vie de Balzac. En réalité, ils ont vraiment lu une vie de Balzac parce qu’elle a été assez largement créée par le biographe. C’est pour cela que l’on peut faire plusieurs biographies de la même personne. Sur Hergé il y en a pléthore. On pourrait imaginer un travail métabiographique de quelqu’un qui lirait l’ensemble de ces biographies et étudierait ce qui se dessine à travers leurs différences.

Quelles seraient les questions personnelles ou obsessionnelles dont vous chercheriez les réponses en travaillant sur la vie d’autres créateurs ?

La première version de ma biographie de Paul Valéry[4] que j’ai écrite à la fin des années 1980 correspondait vraiment à une interrogation sur ce que j’avais appelé « la vie d’écrivain ». Je m’interrogeais, notamment de façon éthique, sur ce qu’est une existence d’écrivain, sur le silence, la publication, la commande, l’argent, le métier… En même temps, malgré ce parti pris initial, dès lors que j’ai débuté mes recherches, je suis devenu un archiviste méthodique, minutieux, mu par un fantasme d’exhaustivité et très peu de partis pris affichés, explicites. Je ne fais pas de biographie à thèse. Je cherche avant tout à faire revivre quelqu’un dans sa complexité. Je n’écris pas pour ou contre la personne ; plutôt pour, tout de même. Cela ne m’empêche pas d’écrire des choses négatives quand j’en trouve. Je ne cherche pas non plus à être purement intellectuel, littéraire, ou original par rapport aux approches antérieures. Je veux surtout collecter le plus de choses possibles, savoir tout ce que je peux savoir, puis ordonner le tout dans un récit aussi intéressant que possible. J’évite d’accabler les lecteurs de mes jugements, qui ne sont, en fait, que des opinions privées. Je donne les faits, je ne les escamote pas. A chaque lecteur, ensuite, en fonction de sa propre sensibilité, d’en tirer la morale, ou pas.

Le lectorat d’Hergé ne recoupe pas nécessairement celui de Derrida. Est-ce que vous adaptez le récit en fonction des lecteurs de la personne dont vous racontez la vie ?

Par certains côtés, mes trois biographies principales sont aussi difficiles ou aussi lisibles l’une que l’autre. L’approche d’Hergé est assez historienne, critique et par moment essayistique, alors que curieusement l’approche de Valéry et de Derrida est souvent plus narrative, voire assez psychologique. Finalement quel que soit le sujet, le livre a un niveau de difficulté assez constant. Par exemple, je suppose que le lecteur d’Hergé connaît bien son œuvre, je n’explique pas le contenu de chaque volume de Tintin. Par contre, dans le cas des deux autres, je contextualise beaucoup, je rappelle des faits historiques, je situe les auteurs admirés ou détestés. C’est un rapport technique qui m’intéresse beaucoup, le rapport de l’avant-plan et de l’arrière-plan. L’art du biographe tient beaucoup à la manière d’entrelacer ces niveaux. Le dosage est assez compliqué.

Quelle est la part d’invention, de fiction dans vos biographies ?

Le travail du biographe est un travail de documentation mais aussi, dans une moindre mesure, d’imagination. J’instille aussi de petits morceaux de mon vécu dans la façon dont j’aborde certaines questions, celle de l’argent par exemple. Mais je ne romance jamais volontairement. Je ne crois pas que le caractère littéraire d’une biographie vienne de l’introduction d’une part de fiction. L’art du biographe est dans sa manière de raconter. De faire entendre la voix du sujet en ne s’interdisant pas de faire entendre un peu la sienne notamment. Il doit maîtriser l’art du récit, la façon d’aménager les faits, ne pas tout dire, ne pas trop anticiper.

Une fois le travail, le livre terminés, quel est votre rapport à vos biographiés ?

Je suis un biographe absolument fidèle. J’ai écrit sur des gens qui m’intéressaient depuis longtemps et qui continuent à m’intéresser. Je suis encore avide d’avoir des documents, des informations sur eux dans l’idée que, peut-être, je pourrais revoir le texte, l’améliorer, le compléter. Intellectuellement, humainement, je reste passionné. J’ai une empathie et une compréhension croissantes pour les gens dont j’ai écrit la vie. Je prends rapidement à cœur ce qu’on dit d’eux. J’ai beaucoup de mal à entendre des rumeurs sur Hergé. Je réagis de manière affective et parfois un peu excessive. Si j’accepte tout à fait les critiques, je n’accepte pas les accusations infondées, les propos malveillants, les médisances, les approximations. En un sens, je suis un biographe amical. Attention, un ami peut parfois être gêné par le comportement de l’autre, se brouiller avec lui. Mais se brouiller en ami, ce n’est pas la même chose que de se brouiller en ennemi. On peut être en désaccord vif sur une question, même sur des sujets graves, mais on garde une part de compréhension. Je comprends qu’une vision plus scientifique de la biographie rejette cette dimension. Personnellement, je ne peux pas écrire sur quelqu’un qui me soit indifférent. J’avais commencé une biographie de Magritte que j’ai interrompue pour plusieurs raisons, entre autre parce que je ne me sentais pas en sympathie avec lui. Je n’avais pas envie de passer mes soirées avec lui. C’est une de mes limites.

Michel Zumkir 

Bibliographie

  • Jacques De Decker :

Ibsen, Gallimard, coll « Folio biographies », n°11, 2006, 226 p.

Wagner, Gallimard, coll « Folio biographies », n°70, 2010, 280 p.

  • Philippe Paquet :

Madame Chiang Kai-shek. Un siècle d’histoire de la Chine, Préface de Simon Leys, Gallimard, coll. « La Suite des temps », 2010, 776 p.

Simon Leys, Navigateur entre les mondes, Gallimard, coll. « La Suite des temps », 2016, 672 p.

  • Benoît Peeters :

Hergé, fils de Tintin, nouvelle édition 2016 (première édition, 2002), Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2016, 526 p.

Derrida, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2010, 742 p.

Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, Flammarion, 2010, 248 p.

Paul Valéry. Une vie, Flammarion, coll. « Champs », 2016, 396 p. Ce livre a d’abord paru, en 2014, sous le titre Valéry. Tenter de vivre, Flammarion.


[1] « Folio biographies » est une collection « de textes inédits s’adressant à un large public curieux de découvrir le destin unique de grandes personnalités » dixit le dossier de presse. D’autres auteurs belges y ont œuvré : Jean-Baptiste Baronian (n°40 : Verlaine et n°58 : Rimbaud), Daniel Salvatore Schiffer (n° 55 : Oscar Wilde et n° 121 : Lord Byron), Michel Draguet (n° 107 : Magritte), Raymond Trousson (n°26 : Diderot et n° 85 : Rousseau).

[2] Prix de la Biographie (Histoire) de l’Académie française, Prix des Ambassadeurs, Grand Prix de la Biographie politique, Grand Prix biennal de la Biographie du Cercle Gaulois, Prix de la Fondation culturelle franco-taïwanaise sous l’égide de l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France. Pour sa biographie de Simon Leys, Philippe Paquet a reçu le Prix Académie (médaille de vermeil) de l’Académie française et le Prix de la Fondation Martine Aublet.

[3] Omnibus, Éditions de Minuit, 1976. Une nouvelle édition a paru aux Impressions nouvelles, augmenté d’une préface, en 2001.

[4] Paul Valéry. Une vie d’écrivain ?, Les impressions nouvelles, 1989.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 193 (2017)