Un coup de coeur du Carnet
Philippe PAQUET, Simon Leys, Navigateur entre les mondes, Paris, Gallimard, 2016, 672 p., 25€/ePub : 17.99€
En 1992, dans son discours de réception à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, où il allait occuper le fauteuil de Georges Simenon, Simon Leys rappelait que « Samuel Johnson estimait que l’on ne peut entreprendre de raconter la vie d’un homme si l’on n’a pas mangé et bu en sa compagnie. ». La biographie que lui consacre Philippe Paquet en est une belle preuve. La convivialité – et la complicité de Hanfang, l’épouse de l’écrivain – lui a permis d’entamer ses recherches sans en avoir l’air, sans prévenir l’intéressé.
Il savait Simon Leys réticent à une telle entreprise. Il n’appréciait guère le genre biographique, même s’il en était grand lecteur. Ensuite, quand il fut mis au courant, qu’il en accepta l’idée, l’amitié des deux hommes se révéla d’une aide précieuse. Elle a ouvert sa parole, son entourage, ses archives ; lui qui se livrait peu, ne donnait que de rares interviews, a parlé avec plaisir et abondance. Cette complicité a permis au journaliste de La Libre Belgique de dire au plus près, au plus juste l’homme (moral), l’intellectuel, son parcours, son œuvre. D’appréhender et de comprendre la complexité de celui qui fut à la fois calligraphe, écrivain, traducteur, universitaire, polémiste, féru d’art, amoureux de la mer, passionné par la Chine et contempteur du maoïsme. L’amitié – l’empathie et le respect ont permis aussi à Philippe Paquet de poser la juste limite entre l’homme privé et public ; il ne donnera que les grandes lignes de vie du premier, mais ne quittera pas le second d’une phrase tout au long du livre, chacune est habitée par lui. Il raconte pas à pas, comment depuis le récit La grande pêche des bancs d’Islande publié en 1953 dans le périodique de la Maison des étudiants de Louvain jusqu’au Rêve de Zazie, un essai sur la bureaucratie que la maladie l’empêcha de concrétiser, son œuvre a germé, s’est écrite, construite, a été reçue et comment elle perdure.
S’il est fameux sous le nom de Simon Leys, Pierre Ryckmans (1935-2014) fit également une carrière publique sous son patronyme. Né dans une famille illustre belge, catholique, active dans la colonisation, il commença à publier ses travaux universitaires sous son nom d’état civil et le conserva, en partie, pour ses travaux de sinologue et de traducteur, utilisant son pseudonyme pour officier en tant qu’écrivain. Ainsi Les entretiens de Confucius, parus dans la collection « Connaissance de l’Orient » des éditions Gallimard sont traduits, présentés et annoté par Pierre Ryckmans ; la traduction anglaise, qu’il réalisa dix ans plus tard et considérait comme un ouvrage d’écrivain est signée, quant à elle, Simon Leys. Tout au long de son essai, Philippe Paquet s’intéresse autant à l’un qu’à l’autre et respecte, à la lettre, cette division auctoriale[1]. Simon Leys est né de Pierre Ryckmans au début des années 70, quand, attaché culturel de l’ambassade de Belgique à Pékin, il lui fallut masquer sa véritable identité pour publier Les habits neufs du président Mao. Ce livre, on le sait, le rendit célèbre. Il démontrait, contre une grande partie de l’intelligentsia parisienne de l’époque, que la Révolution culturelle était une lutte pour le pouvoir. Remarquons que Philippe Paquet n’hésite pas à revenir, en détails, sur les affrontements de Simon Leys avec Philippe Sollers et la revue Tel Quel alors que son livre est publié chez leur éditeur historique, Gallimard. Outre la mise au monde de Simon Leys, Philippe Paquet pointe d’autres « nouvelles naissances » de Pierre Ryckmans : quand il se mit à écrire en chinois (ce que l’on sait peu), en anglais ; quand il s’installa, avec sa famille, en Australie. Ces nativités n’aboliront pas la première : jamais Simon Leys ne remplaça Pierre Ryckmans, même s’il tira la couverture à lui ; et s’il devint australien, il garda sa nationalité belge.
Parmi les nombreux intérêts de cette biographie, il en est un particulièrement remarquable : tout en étant attentif à l’ouverture aux nouveaux mondes, aux nouvelles vies de Simon Leys, Philippe Paquet ne fait pas fi de son conservatisme. Il était, ainsi qu’il le dit lui-même, « un catholique traditionnel […] depuis toujours ». Jusqu’à sa mort, il resta fidèle à sa foi, sa morale, ses goûts esthétiques quitte à se faire violence quand il dut se résoudre à tremper sa plume dans le vitriol pour dénoncer la Révolution culturelle. Fidèle à la Chine millénaire, il n’aurait pu se taire.
Pour écrire cette biographie, Philippe Paquet a misé sur sa relation avec Simon Leys et ses proches, sur ses compétences de journaliste et de sinologue, mais aussi sur la méthode utilisée par le sujet de son livre dans ses brûlots sur la Chine : rester au plus près des textes, des sources, des faits, tout en gardant un sens critique affûté ; et écrire le tout d’une façon élégante. Parfois, il semble si proche de son sujet que l’on se demande si le fantôme de Simon Leys ne lui aurait pas volé sa plume. Peut-être est-ce parce qu’il réussit, en tant que biographe, ce que Simon Leys demandait au traducteur : se faire oublier. Le lecteur a ainsi le loisir de se forger sa propre opinion sur Pierre Ryckmans/Simon Leys, de re-découvrir son œuvre sous ses multiples facettes : articles, essais, critiques littéraires, anthologies maritimes, traductions… et roman (La mort de Napoléon). Ce qui n’est pas le moindre mérite de cette biographie que l’on referme avec nostalgie, comme après une traversée au long cours, avec un équipage de bien humaine compagnie.
Michel ZUMKIR
[1] Pour notre part, dès le titre de notre article, nous nous en tenons au nom de Simon Leys.
♦ Lire un extrait du livre de Philippe Paquet proposé par les éditions Gallimard
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