Depuis l’indépendance de la Belgique, sa capitale surprend les écrivains. Chef-lieu de province pour certains, ville refuge pour d’autres, terre d’asile, asile d’aliénés, préface aux charmes du pays, cité fantôme, mosaïque de quartiers, cocktail d’idiomes et d’accents, Bruxelles suscite les réactions les plus diverses auprès des auteurs qui la narrent. La perplexité le dispute au dégoût, au saisissement, au respect, à l’ironie ou à l’émerveillement… tout y passe. Le lieu semble insaisissable, aussi difficile à portraiturer qu’un modèle remuant et entraperçu.

Victor Hugo
À lire le foisonnement de textes qu’elle a inspirés, on se sent en présence d’une ville véritablement étrange. Un choix s’imposait. Parlons d’abord des premiers à prendre la plume pour tenter la gageure. Ce furent les visiteurs étrangers. Et pour cause. Quand le coup d’État de Napoléon III survint en 1851, près de huit cents intellectuels et écrivains français, Victor Hugo en tête, trouvèrent refuge en Belgique, et principalement à Bruxelles, le pays avait vingt ans et ne possédait pas encore sa propre littérature. C’était sans doute l’âge requis pour profiter de ces répétiteurs inattendus et entamer une formation sous leur férule. Longtemps les anthologies littéraires portèrent d’ailleurs le titre de Modèles français. Camille Lemonnier qui, avant de devenir le « maréchal des lettres belges », connut cette période, l’évoquera d’une mémoire fidèle dans La Vie belge. « Ce fut en Belgique comme une petite France qui se mit à remuer les esprits. Les proscrits furent des éveilleurs. À pleines mains ils semèrent l’âme de chez eux[1]. » Et de citer en particulier l’orateur Bancel, qu’il allait écouter à l’université libre de Bruxelles pour forger son propre style. Quant à l’écriture, celles des œuvres des grands auteurs français, il se souviendra avec délice d’avoir pu les découvrir en édition pirate – déjà ! – dans sa ville où la contrefaçon employa un temps près de trois mille typographes. Si cela permit aux étudiants belges impécunieux de connaître la littérature, c’était moins du goût des auteurs. Balzac, pour ne citer que lui, appréciait modérément que ses livres vendus 7,5 francs à Paris fussent disponibles ici pour 75 centimes.
Copie conforme
Cette pratique, de notoriété publique, inspira d’ailleurs à Victor Hugo un petit portrait en miroir de la ville. « Au demeurant, Bruxelles est bien la ville de la contrefaçon. Il y a des gamins comme à Paris ; le fronton grec de sa Chambre des États ressemble au fronton grec de notre Chambre des députés ; le ruban amarante de Léopold est une contrefaçon de la légion d’honneur ; les deux tours carrées de Sainte-Gudule, belles par ailleurs, ont un faux air de Notre-Dame. Enfin, par un curieux hasard, la petite rivière qui passe à Bruxelles ne s’appelle pas tout à fait la Seine, mais la Senne[2]. » Parti de Paris précipitamment où il craignait le pire après le coup d’État, il débarque à Bruxelles avec presque pour seul bagage son passeport… au nom de Lanvin, imprimeur.
Un ami bienveillant lui avait prêté le sien. Si les autorités belges tentent de canaliser un tant soit peu ce débarquement soudain et compromettant, elles font bon accueil aux réfugiés et spécialement à l’écrivain célèbre, qui logera bientôt à la Grand-Place. Il fait à ce point l’objet de soins jaloux et de protection au cas où le nouveau régime attenterait à sa liberté que le bourgmestre se sent tenu de le rassurer en ces termes : « Au moindre péril, criez ; nous sommes en face, à l’Hôtel de Ville ! » S’il peut écrire à sa guise son pamphlet Napoléon-le-Petit, il lui est cependant glissé qu’il serait préférable si possible de le publier ailleurs. Ne souhaitant pas embarrasser son juvénile pays d’accueil ni placer les autres proscrits en danger, il acquiescera. L’endroit lui convient d’ailleurs pour écrire et, très vite, la ville le séduit. Il s’attendrit, comme rarement. « Je me sens ici aimé de tout le monde. Le bourgmestre et les échevins sont aux petits soins. Je crois que je gouverne un peu la ville. Vrai, tous ces Belges sont charmants. Ils disent qu’ils détestent les Français ; au fond, ils les vénèrent. Moi je les aime fort, ces bons Belges[3]. » Dès lors, précédant beaucoup d’autres de ses compatriotes, pour se situer, il ira chercher des références dans la peinture flamande, comme si les rues recelaient des tableaux vivants issus de cette école. « Le mardi gras est ici très folâtre et assez farce. De ma fenêtre sur la Grande Place, je voyais le centre des mascarades. Ma vitre était une stalle. Les Flamands ont l’air endormi toute l’année, le mardi gras la gaîté les prend et les rend fous. Ils sont alors très drôles. Ils se mettent à cinq dans la même blouse avec des chapeaux énormes et dansent comme cela. Ils se barbouillent, ils s’enfarinent, ils se noircissent, ils se rougissent, ils se jaunissent, ils sont à crever de rire. J’avais hier ma Grande Place remplie de Téniers et de Callots. Et puis des trompes assourdissantes toute la nuit. De ma croisée, je lisais cette affiche : “Société des Crocodiles. Dernier grand bal”[4]. »
Au pays du rêve

Gérard de Nerval
Une quinzaine d’années plus tôt, Gérard de Nerval avait déjà été mandaté par le ministère de l’Intérieur français afin d’enquêter sur la pratique de la contrefaçon. On ignore à quel point le poète prit cette tâche à cœur ni où aboutirent pareilles recherches mais il s’avère que son séjour lui aura procuré le motif de splendides envolées lyriques. « Imaginez au centre du pays le plus plat de la terre, une ville qui n’est que montagnes : montagne de la Cour, montagne du Parc, montagne des Larmes, montagne aux Herbes potagères, etc. On y éreinte les chevaux ou les chiens pour une course de dix minutes ; tout flâneur y devient poussif ; des rues embrouillées au point de passer les unes sous les autres ; des quartiers plongés dans les abîmes, tandis que d’autres se couronnent de toits neigeux comme les Alpes, le tout offrant du reste un beau spectacle, tant d’en haut que d’en bas. On y rencontre dans la rue Royale, une vaste trouée d’où l’on peut voir, à vol d’oiseau, le reste de Bruxelles mieux qu’on ne voit Paris du haut de Notre-Dame. Les couchers de soleil y sont d’un effet prodigieux. Sainte Gudule s’avance à gauche sur sa montagne escarpée comme une femme agenouillée au bord de la mer et qui lève les bras vers Dieu ; plus loin au sein des flots tourmentés que figurent les toits, le bâtiment de l’hôtel de ville élève son mât gigantesque ; ensuite vient un amas confus de toits en escaliers, de clochers, de tours, de dômes… Voilà Bruxelles[5] ! » Cette vision hallucinée prend sans doute sa source dans une émotion lyrique. L’auteur d’Aurélia, chroniqueur dramatique, par ailleurs, était venu à La Monnaie écouter Jenny Colon, sa soprano de prédilection. Il tenait aussi à apercevoir deux autres dames chères à son cœur, la pianiste Marie Pleyel et rien moins que Louise-Marie, première reine des Belges. Cette propension à la vénération et au fantastique explique peut-être son suicide au coin des rues de la Lanterne et de la Grande Tuerie, survenu en 1855, cinq jours après l’incendie qui devait ravager l’Opéra. Le ton était donné. Et pourtant, un voyage précédent s’était présenté sous un jour nettement plus primesautier. Sous prétexte d’écrire en duo les Confessions de deux gentilshommes périgourdins, Théophile Gautier et lui se rendirent en Belgique. L’avance de ce roman, jamais écrit, finança une quête très particulière. Les deux hommes partaient à la recherche de belles blondes plantureuses échappées des tableaux de Rubens. La fuite de celles-ci devait être très précipitée car ils ne purent en apercevoir. Bien plus tard, Théophile Gautier reprit l’ébauche de ces Confessions pour écrire son fameux Capitaine Fracasse. Il est frappant de constater en lisant Zigzags, où ce dernier évoque ce voyage, combien les deux compères ont perçu différemment la ville. « Après avoir traversé une infinité de rues bordées de maisons avec des toits en escaliers, nous débouchâmes tout à coup sur la place de l’Hôtel de Ville (sic) ; c’est la plus vive surprise que j’ai éprouvée de tout mon voyage. Il me sembla que j’entrais dans une autre époque et que le fantôme du Moyen Âge se dressait subitement devant moi ; je croyais que de pareils effets n’existaient plus qu’au Diorama ou dans les gravures anglaises. »
« Qu’on se figure une grande place dont tout un côté est occupé par l’Hôtel de Ville, un édifice miraculeux avec un rang d’arcades comme le palais ducal à Venise, ses clochetons entourés de petits balcons à rampes découpées, un grand toit rempli de lucarnes historiées, et puis un beffroi de la hauteur et de la témérité la plus audacieuse, tailladé à jour, si frêle que le vent semble l’incliner et tout en haut, un archange doré, les ailes ouvertes et l’épée à la main[6]. »
L’hôte d’un Grand Miroir
Le contraste atteint son comble, s’agissant de Charles Baudelaire. Au départ, le poète n’avait nulle intention d’écrire sur la ville quand il y fit son entrée le 24 avril 1864. Deux motifs précis l’y avaient attiré. Désirant renflouer ses finances, il comptait à cette fin sur un cycle de conférences littéraires portant notamment sur Eugène Delacroix et Théophile Gautier. Parti débordant d’optimisme, confiant dans cette ville pleine de promesses, l’auteur des Fleurs du mal dut bientôt déchanter. Les fusées de son esprit et le ton incisif de ses propos eurent tôt fait de vider les salles plus vite qu’elles ne s’étaient remplies. L’autre motif provenait de la nouvelle selon laquelle Victor Hugo venait de recevoir une avance considérable pour l’écriture des Misérables. Aux dires de certains, l’éditeur belge Lacroix lui aurait remis la somme de deux cent mille francs. D’autres, l’œil complice, avisés des tarifs en vigueur à Paris, s’avançaient jusqu’à trois cents. Baudelaire brûlait de rencontrer cet oiseau rare. Malheureusement, l’envergure de cet albatros de l’édition l’empêcha de marcher jusqu’à lui. Dépité, il se mit à errer dans ce paradis devenu artificiel à ses yeux et qu’il prit en grippe. Et les huit allers et retours effectués chaque jour d’un bout à l’autre des galeries Saint-Hubert, soit 2000 pas, en guise de footing avant la lettre, ne suffirent pas à préserver sa santé mentale. La mélancolie l’envahit, bientôt accompagnée d’une acrimonie croissante. Tous ses malheurs furent portés au compte de cette ville horrible et de ses habitants aussi incultes que laids. « Chaque ville a une odeur. (…) Bruxelles sent le savon noir. Les chambres d’hôtel sentent le savon noir. Les lits sentent le savon noir. On lave les façades et les trottoirs, même quand il pleut à flots. Manie nationale…«
« Fadeur générale de la vie. Cigares, légumes, fleurs, fruits, cuisine, yeux, cheveux, tout est fade, tout est triste, insipide, endormi. La physionomie humaine vague, sombre, endormie. Le visage belge ou plutôt bruxellois, est obscur, informe, blafard ou vineux, bizarre construction de mâchoires, stupidité menaçante. La démarche du Belge est lourde. Ils marchent en regardant sans cesse derrière eux, et se cognent sans cesse[7]. »
Bruxelles, porte d’or de la Belgique
Une dizaine d’années plus tard, l’écrivain et peintre français Eugène Fromentin vint à son tour visiter la Belgique, attiré par la peinture flamande bien exposée dans le nouveau musée des Beaux-arts qu’il présentera dans son livre, Les Maîtres d’autrefois. C’est peu dire qu’entre ces deux critiques d’art, Baudelaire et lui, le jugement diffère. « La Belgique est un livre d’art magnifique dont, heureusement pour la gloire provinciale, les chapitres sont un peu partout, mais dont la préface est à Bruxelles et n’est qu’à Bruxelles. À toute personne qui serait tentée de sauter la préface pour courir au livre, je dirais qu’elle a tort, qu’elle ouvre le livre trop tôt et qu’elle le lira mal. »
« Cette préface est fort belle en soi ; elle est en outre un document que rien ne supplée ; elle avertit de ce qu’on doit voir, prépare à tout, fait tout deviner, tout comprendre; elle met de l’ordre au sein de cette confusion de noms propres et d’ouvrages qui s’embrouillent dans la multitude de chapelles, où le hasard les a disséminés et se classent ici sans équivoque, grâce au tact parfait qui les a réunis et catalogués. » Et d’ajouter, avec non moins de tact : « En Belgique, il pleut, sans méchanceté[8]. » Si Baudelaire ne connut pas avec le public bruxellois la rencontre espérée, il en fit en revanche une autre tout à fait inattendue. Un jour, au tournant de la rue Ravenstein qu’il gravissait, déboula en sens inverse un jeune homme plein d’entrain qui, d’un pas pressé, manqua de le renverser. D’un mot choisi, il tança l’insolent d’un sonore « Clampin ! » tandis qu’à ses côtés le peintre Vogels voulait le corriger de sa badine. Baudelaire ne sut jamais qu’en cet instant précis deux littératures, la française et la belge, s’étaient croisées par l’entremise d’un jeune homme en marche vers la reconnaissance dénommé Camille Lemonnier. C’est principalement à sa venue, en effet, ou plutôt à sa suite, qu’apparaîtront des auteurs belges comme la Jeune Belgique commençant à s’exprimer de leur propre voix. Or cette voix se cherchera longtemps. En ces temps-là, le nouveau prosateur belge ne se sent pas encore à l’aise dans le français académique, demeurant une langue apprise. Elle n’est ni celle de son éducation ni celle pratiquée dans la rue. Camille Lemonnier, lui-même, qui, par l’écriture d’Un mâle, fera plus tard l’admiration de Zola, d’Huysmans et, in extremis, celle de Flaubert, a confié avec humilité et drôlerie ce manque de confiance. « La Belgique vivait aussi sur quelques centaines de mots que l’emploi d’une double langue flamande et française finissait par mixturer au point d’en faire une sorte de patois hybride et torturé. Faut-il le dire ? Même aujourd’hui [1913], après l’effort continu de l’initiation, l’écrivain n’est pas toujours assuré de parler un français où l’appropriation exacte des mots soit observée. Le sens des vocables, leur convenance par rapport au discours, la valeur d’attribution sans laquelle une langue n’est qu’un jargon nous manquent au même titre que le goût, qui n’est, lui aussi, que le sens des convenances par rapport au sujet traité, à ses proportions et à ses modes d’expression. Je sais bien, nous avons autre chose ; mais avec un génie riche et imagé, nous n’en sommes pas moins souvent lourds, surchargés et diffus. Notre style est laborieux et tient d’un ouvrage d’art compliqué où, avec des marteaux à chaudronner des locomotives, on ajusterait de petites orfèvreries[9]. »
Feuilletons littéraires
Si, dès 1851, les écrivains proscrits comme Hugo ou réfugiés comme Dumas, fuyant ses créanciers, étaient connus des habitants, ce n’était pas par la lecture de leurs œuvres, fussent-elles de contrebande. Une grande partie de la population, non scolarisée, demeurait analphabète. La découverte des Trois Mousquetaires se faisait alors par les spectacles de marionnettes. Et Bruxelles regorgeait de ces théâtres où le montreur, illettré lui aussi, recourait à un ami plus instruit pour lui raconter le roman. L’œuvre se trouvait ensuite découpée à la manière d’un feuilleton dont les innombrables épisodes correspondaient à autant de soirées. Pour les œuvres de grande ampleur, les spectateurs absents s’adressaient aux voisins ou à leurs proches pour se tenir à jour. Les séries télévisées interminables n’ont donc rien inventé. Quant au texte, l’usage était d’adapter librement la lettre au profit de l’esprit. Outre les péripéties inédites et l’apparition sur scène de personnages sortis d’une autre pièce par la facétie d’un assistant, cette licence portait essentiellement sur l’usage de la langue. Dumas parvenait donc aux autochtones par le filtre d’un montreur, contant de mémoire dans le plus truculent parlé bruxellois. Ceci explique, au travers d’œuvres comme la saga de La famille Kaekebroeck, de Léopold Courouble, ou surtout du Mariage de Mlle Beulemans, la confrontation de personnages parlant soit le français soit le bruxellois. On comprend mieux aussi que les auteurs qui, les yeux éblouis, assistèrent dans l’enfance à ces spectacles, aient choisi d’écrire pour les marionnettes. Parmi ceux-ci figurent certains des plus grands comme Maurice Maeterlinck et, bien sûr, Michel de Ghelderode. Il ne reniera jamais cette passion. « Qui n’a pas connu les Toone d’autrefois (…) n’a pas le droit de parler des Marolles et du génie populaire. Ces Marolliens de haute race vous anéantissaient tous les Beulemans parodiques et pseudo-bruxellois en trois répliques d’acier et vous créaient une langue poétique à leur usage, d’avant Jarry et le Dadaïsme, d’avant tous les snobismes folkloriques, surréalisme et populisme de contrebande. »
Lire aussi : L’invention du marollien littéraire (Paul Aron, C.I. n° 186, 2015)
« Étant donné, d’autre part, que ces Marolliens vous parlent un français que Monsieur de Richelieu n’eût pas trouvé mauvais dans l’Illustre Maison qu’il créa pour interner les écrivains de son siècle. Mais j’en dis trop : c’est que j’ai la foi. Écœuré du théâtre, dégoûté des cabots prétentieux et hargneux, je reviens à Toone, comme à mes enfances, retrouver la pureté[10]. »
Bruxelles, roman sans fleuve
Si les proscrits français avaient élu domicile à la Taverne royale (l’actuel Arcadi) sise à l’extrémité des galeries Saint-Hubert, les nouvelles recrues de la Jeune Belgique avaient symboliquement repris cette place avec leur devise « Soyons nous ! ». Plus tard, en 1937, un peu en contrebas de la même rue, dans une impasse, celle des Cadeaux, qu’une porte referme la nuit, se forma un aréopage, le Groupe du lundi. Il comptait parmi ses vingt membres les meilleures plumes, à savoir Marcel Thiry, Charles Plisnier, Robert Poulet, Marie Gevers, Michel de Ghelderode, Franz Hellens, entre autres. En six pages, leur manifeste déclarait inepte le régionalisme et entendait faire partie pleine et entière de la littérature française. Les membres s’engageaient à être présents à chaque séance et à ne pas dire de mal de leurs confrères. Cette association aux nobles ambitions si l’en est eut pour effet, comme dommage collatéral, en ce qui concerne Bruxelles, de devoir voyager incognito. Afin d’être publié en France, il ne fallait plus la présenter que sous voile, « la ville de B. », « Cette étrange cité »,… Il en résulta un phénomène insolite. Au travers de la littérature de cette époque, Bruxelles s’enveloppa d’un suaire et se profila en fantôme. Bruxelles, durant cinquante ans, devint l’équivalent de la silhouette d’Hitchcock dans ses propres films. C’est peut-être à la suite des interrogations sur la belgitude au début des années 80 (mais il faudrait plusieurs thèses sur la question) que les écrivains belges ont abordé Bruxelles avec leur propre sensibilité. Parmi les auteurs belges contemporains, j’en ai choisi trois dont le point commun est de parler de Bruxelles à travers un filtre. L’énigme resterait-elle entière ? Xavier Hanotte a eu l’audace d’écrire un roman, publié en France, où, dans un bureau de la police judiciaire, se mélangent tous les idiomes de notre royaume. Avec sous-titres en prime. Il y promène même ses personnages dans cette impasse des Cadeaux, celle des Lundistes. Officier de police, Barthélemy Dussert, dévoyé de l’écriture, est un traducteur dans l’âme. Mais, par-dessus tout, il n’admettra jamais de passer pour un Bruxellois. C’est un Wallon bon teint, voire un Brabançon, comme disait Jean Muno. Et, faisant son marché, il choisira son propre centre de Bruxelles. Chacun a le sien. « Presque en courant je m’engouffrai sous les verrières du Passage du Nord puis traversai la rue Neuve. Lorsque je pénétrai enfin dans le quadrilatère néo-classique de la place des Martyrs, l’animation des grandes artères toutes proches s’éteignit aussitôt. Je respirai. Fouler les pavés de cette place, c’était en quelque sorte traverser le miroir et, au cœur même de la ville, en découvrir chaque fois l’axe secret, autour duquel tournait sa vraie vie, silencieuse et feutrée. En définitive, il y avait plus de réalité dans le silence solidifié de ce lieu que dans toutes les rues bruyantes, grouillantes et défigurées d’un Bruxelles où le long règne des promoteurs immobiliers s’était traduit par plus de vides que de pleins. Et s’il fallait trouver un sens à cette ville, c’était bien ici, dans cette arène sévère qu’une récente restauration n’avait su mettre au pas, plutôt que dans une Grand-Place dissimulant mal sous les ors sa nature racoleuse de baraque foraine et de piège à touristes[11]. » Terre d’asile narre les difficultés d’un émigré chilien, victime du coup d’État de Pinochet, à s’adapter à la mentalité belge et particulièrement bruxelloise. Ce roman de Pierre Mertens préfigure Les éblouissements où il suit pas à pas les errements du poète expressionniste allemand Gottfried Benn dans les rues de Bruxelles. Là aussi, c’est à travers un tiers que s’exprime cette interrogation sur la ville. Il existe des villes secrètes. Bruxelles semble avoir un secret. Comment vivre sur un îlot sans jamais apercevoir la mer, un fleuve ou même une rivière ? « Quelle autre capitale a supprimé sa rivière? Les Bruxellois n’ont jamais fait le deuil de la Senne. Ils ont le sentiment de se trouver nulle part. La ville fut tirée de son rêve d’être un port. Il n’y a plus que le spectre d’un fleuve qui erre entre les façades ravalées, et se cogne à des écluses imaginaires. Mais qu’une ville ait été baignée par les eaux, qu’elle ait failli lier son destin à l’océan, elle ne l’oubliera plus. Ses égouts réveillent à tout moment une douleur fantomale telle qu’en éprouvent les amputés. Celui qui marche sur le cours enfoui d’une rivière ne sait pas pourquoi, soudain, ses jambes s’alourdissent, ni quels poisons l’entraînent dans une songerie qui ne lui appartient pas, ou lui restituent une mémoire qui n’est pas la sienne : il se rappelle alors que, jadis, la mer a déferlé ici et qu’au fond des carrières de sable qui ceinturent la ville les enfants qui jouent à la guerre trouvent encore des coquillages fossiles et des dents de requins[12]. » Le personnage de François Emmanuel dans Le sentiment du fleuve est peut-être, dans cette quête, sur le point de brûler. Débarquant à Bruxelles, il constate d’emblée que les habitants parlent sa langue mais avec un autre accent. Héritier d’un oncle dont il ne sait rien, il décide d’occuper sa maison, dormir dans son lit, chausser ses pantoufles, réengager sa femme d’ouvrage, bref, se glisser dans sa vie. Mais il ignorait encore que son oncle était un tiroir à secrets à l’image de la ville. « Fourrés en pagaille dans le second tiroir de son bureau, les vieux plans de la ville actuelle renfermaient peut-être un secret analogue. Souvent ils étaient sillonnés par un trait à l’encre noire qui sinuait de rue en rue pour composer des lignes d’erres embrouillées et vaguement circulaires. Parfois il avait tracé en surimpression des rues, le cours d’eau et ses affluents, et entouré d’un trait certains noms maritimes (rue de la Grande Île, rue du Chien Marin, quai aux Pierres de Taille) comme pour souligner que la ville avait été autrefois un port de mer. En comparant, en superposant les itinéraires griffonnés, je retrouvais parfois des fragments de trajectoires identiques et surtout des croix, comme rageusement tracées, autour desquelles il semblait rôder. Une des croix n’était pas très éloignée de chez moi, à peine quelques rues, il y avait un léger vertige à penser que je pouvais me diriger vers cet endroit et à partir de là descendre, qui sait, d’indice en indice vers le centre de l’énigme[13]. »
Yvan Dusausoit
[1] Camille Lemonnier, La Vie belge, Paris, Fasquelle, 1905, p. 76.
[2] Victor Hugo.
[3] Victor Hugo, Lettre à Adèle, 26 février 1852.
[4] Idem.
[5] Gérard de Nerval, Souvenirs d’Allemagne.
[6] Théophile Gautier, Zigzags.
[7] Charles Baudelaire, La Belgique déshabillée.
[8] Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Paris, Librairie Floucq, 1941.
[9] Camille Lemonnier, Une vie d’écrivain, Bruxelles, Labor, 1945, pp. 55-56.
[10] Michel de Ghelderode, «Toone Rex Marollorum », in Brochure commémorative des 50 ans d’activité de Toone IV.
[11] Xavier Hanotte, Manière noire, Paris, Belfond, 1995, p. 30.
[12] Pierre Mertens, Les éblouissements, Paris, Seuil, 1987.
[13] François Emmanuel, Le sentiment du fleuve, Paris, Stock, 2003, p. 117.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 170 (2012)