Jacques Crickillon ou les Territoires de l’Indien

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Jacques Crickillon

Voilà quarante ans désormais que Jacques Crickillon est entré en écriture en s’imposant d’entrée de jeu comme l’un des plus importants poètes lyriques des lettres francophones contemporaines. Honorée de nombreux prix, publiée en Belgique, mais aussi en France et en Suisse, son œuvre est commentée partout dans le monde où l’on mesure encore qu’écrire poétiquement signifie autre chose que de tracer des mots avec une élégance affectée sur le papier. Car, précisons-le d’entrée de jeu, les livres de poésie ou de prose de Crickillon n’invitent pas au repos ou au rassérènement des esprits.

Chacun de ses ouvrages explose comme une bombe et provoque un séisme chez ses vrais lecteurs, dont Jacques De Decker indiquait avec justesse qu’ils devenaient ainsi, mieux que de simples amoureux de ses mots, de véritables partisans. Le poète, du reste, nous a bien prévenus de son côté qu’il n’avait nulle intention de faire dans le joli, mais de flinguer. Qu’est-ce à dire ? Eh bien peut-être qu’il y a lieu de lire cette œuvre évidemment comme un des plus magistraux assentiments à ce qui vaut dans cette vie, mais aussi comme un grand refus. Refus du policé social et de ses conventions, de la « pseudo-culturette » destinée à niveler les esprits et les corps plutôt qu’à les élever vers un point d’incandescence majeur. Mais encore : souci de dénoncer, sans arrogance narcissique mais au contraire avec une violence verbale libératrice, tout ce qui empêche, dans nos sociétés, les créateurs de mondes d’émerger, les danseurs des gouffres de porter le fruit de leurs chorégraphies dangereuses à la lumière.

Résistant à tous les camps où l’on entend nous encaserner, Jacques Crickillon est bien cet Indien de nos lettres qui de toujours a décidé, contre vents et marées, de demeurer avec panache sur le sentier de la guerre. Asthmatiques de l’imagination, de la vision et du souffle, prenez garde : ses livres ne sont pas pour vous. La beauté sauvage qui en émane est une menace permanente. Elle laisse éreinté ou au contraire assoiffé de plus de liberté encore.

Le chant de Lorna

Lorsqu’en 1968, paraît La Défendue, son premier livre de poésie, Crickillon impose immédiatement une langue, une syntaxe et des préoccupations résolument inactuelles. L’ensemble laisse deviner un poète et un homme soucieux de lucidité et de mener jusqu’au bout une expérience intérieure d’une exemplaire singularité autant qu’un voyageur épris de grands espaces – que ces derniers soient réels ou rêvés indistinctement. Mais aussi et surtout un amant qui ose aujourd’hui encore, en nos sociétés désenchantées, toutes les modulations d’un vaste chant d’amour continué à une femme à qui il dédie tous ses livres sans exception. C’est que, pour Crickillon, la plus immédiate manifestation de l’insurrection contre la médiocrité et la « bien-pensance » est l’amour. L’amour, non pas au sens et dans les coloris affadis que ce vocable puissant a pris au XIXème siècle, mais dans toute la vigueur de son extension poétique la plus élevée. Rimbaud parlant du nouvel amour et de la nécessité de se bâtir, musicalement, un nouveau corps amoureux, pourrait nous permettre de cerner ce que Crickillon injecte dans cette notion. Ou Rilke, avec sa volonté de métamorphoser nos chairs de telle façon qu’elles deviennent perméables à l’Ouvert. Au grand dehors. À tout ce qui au-dedans, comme au dehors de nous, est susceptible de battre le néant quotidien en brèche.

Dans cette perspective, la femme aimée, qui connaîtra de très nombreux hétéronymes, s’avère une compagne de barbarie, certes, mais aussi l’alpha et l’oméga de l’acte créateur, sa motivation et sa destination, non dans la perspective d’un repli frileux du couple sur lui-même, mais au contraire dans l’optique que cette ouverture absolue au mystère d’autrui, de la radicale altérité se double d’une ouverture à l’énigme de ce qui est.

Si l’œuvre de Jacques Crickillon a bien un centre et une grande cohérence derrière l’apparente diversité, c’est bien là qu’il y a lieu de la voir.

Cette volonté de reconnaître en la femme aimée l’image même de ce qui à la fois nous met au monde, nous élève et nous ouvre à l’essentiel, trouvera d’ailleurs dans le travail du poète un point culminant avec ce que l’on pourrait nommer le cycle de Lorna, toujours en chantier à ce jour. La publication de L’Ode à Lorna Lherne, aux éditions de L’Arbre à Paroles, en 1994, constitue à cet égard une date majeure. Un seul vaste poème : une seule parole : « Je t’aime », mais proférée avec une telle intensité et une telle variété dans l’expression que l’on comprend très vite que cette profession de foi est le socle même d’une vie de guerrier aussi bien. C’est que l’être aimé prouve une chose : il est légitime d’exiger du monde autre chose que ce panorama d’atrocités, de bêtise, de vulgarité étalée et d’arraisonnement des corps et des esprits qu’il semble devenir chaque jour un peu plus. La vie peut, la vie doit se mesurer à l’aune de ce que Lorna, vigilante, propose comme mode d’intensité dans l’intelligence, la sensualité et la perception de ce qui rend la vie digne d’être vécue. Sans elle, le poète, n’a de cesse de le répéter, point de salut. Elle est l’être sacré absolu, car de sacré, contrairement à ce que la modernité a installé comme doxa, nous avons besoin.

Un poète des mondes

À ce point, soulignons dûment combien la poésie de Crickillon déborde de très loin les modes poétiques ponctuelles. Nourrie d’expériences vécues, de voyages nombreux, d’une carrière impressionnante d’ascensionniste, mais aussi des lectures les plus diverses – de l’histoire de l’art, des idées ou des religions au roman américain, en passant par l’anticipation ou le polar –, le massif constitué par les livres qu’il a composés déroute tant ses sentiers sont nombreux, tant les ruptures dans les registres de langue, que l’auteur affectionne, sont abrupts. Qu’il écrive en prose ou vers libres, qu’il vitupère ou qu’il loue, il n’est habité en réalité que d’une seule préoccupation : explorer le possible, dans un souci de justesse artistique total et sans nulle appréhension des réticences voire des haines que sa route marginale ne manque pas de susciter.

Sans cesse, les formules de Crickillon court-circuitent nos habitudes et mettent à mal nos références, nos points de repère. Il faut avoir de la force, être habité d’une grande santé, pour suivre un pareil arpenteur des mondes. Car la science poétique de Crickillon cherche à nous faire entrevoir sans relâche un au-delà des mots où vibre une qualité de vie que le quotidien ne nous donne qu’une très faible chance d’entrevoir. Et c’est précisément pourquoi il lui apparaît comme urgent de déprogrammer nos réflexes par la constitution d’un réseau d’images et de sensations qui nous téléporte littéralement hors de nous-mêmes.

Ce n’est ainsi pas un hasard si Crickillon a très vite éprouvé le besoin de composer, à côté d’une œuvre poétique jamais laissée de côté, un certain nombre de textes narratifs qui le plus souvent empruntent l’apparence de la nouvelle (Parcours 109, La Nuit du Seigneur, Babylone demain) voire du roman, avec son extraordinaire Tueur birman, jadis salué par Alain Bosquet dans les colonnes du Monde comme un roman majeur de notre temps. C’est qu’il est habité par le désir d’expérimenter toutes les formes de création que son imagination lui suggère d’investir, avec la perspective d’aller un peu plus loin dans l’élaboration d’un des espaces intérieurs les plus immédiatement identifiables de la modernité. Voilà sans doute aussi ce qui dérange les lecteurs, peu habitués à être aussi malmenés dans leur confort intellectuel.

Déplaçant sans cesse les frontières entre songe, hallucination et réalité, entre vie réelle et vie rêvée, vie écrite et vie vécue, intériorité profonde et regards sur les paysages reconnus les plus différents, les visions déployées par Crickillon, on l’aura compris, ne cherchent pas, gratuitement, à désorienter son lecteur. Elles cherchent à lui administrer la preuve en actes que la vision de l’univers que nous propose le monde socio-professionnel, spectaculaire-marchand et hyper-festif contemporain est peut-être en réalité elle le trouble du regard le plus nocif pour nous-mêmes finalement.

La prose narrative et la poésie ne sont par conséquent pas des voies d’écriture différentes mais bien au contraire très largement complémentaires. On notera d’ailleurs avec intérêt, que Crickillon n’a jamais renoncé à une approche au profit de l’autre, de même qu’il a plus que jamais tendance à synthétiser aujourd’hui toutes les démarches esthétiques imaginables au profit de livres encore plus personnels qu’autrefois.

Le cycle actuel d’A Kénalon témoigne avec une autorité exemplaire d’un créateur qui n’a plus cure du tout de ce qui pourrait s’apparenter à un moule poétique ou narratif identifiable. L’écriture avance en quête d’elle-même, allant jusqu’à réinventer syntaxe et lexique lorsque cela lui apparaît nécessaire.

Davantage encore, à l’instar d’un Blake, d’un Artaud ou d’un Michaux, Crickillon a depuis peu choisi de poursuivre l’exploration de ses territoires indiens sur le plan plastique. Il dessine et peint, tout à la fois pour traduire ce qu’il estime que ses mots sont inaptes à dire et pour initier un dialogue interne entre les possibilités offertes par les couleurs et les formes et les puissances du langage. Un premier livre, au titre inquiétant, Phase terminale, nous autorise à mesurer toute la nouveauté dont le poète se révèle plus que jamais capable.

Repères

Né le 13 septembre 1940, Jacques Crickillon est à ce jour l’auteur d’une généreuse quarantaine de livres. Poète avant tout, il est aussi l’auteur de nombreux récits et d’un roman. Critique, il s’intéresse avec une curiosité peu commune tant à ce qu’il est convenu d’appeler la littérature générale qu’aux littératures des marges : romans policiers et romans noirs, mais aussi romans d’anticipation. Ascensionniste, Crickillon est enfin un infatigable voyageur qui a effectué de durables séjours en Afrique et en Asie.

Entré en poésie en 1968, avec La Défendue, immédiatement salué par la critique, Jacques Crickillon posait dès les premiers mots du livre les bases de ce qui allait s’avérer une véritable révolution affectant un territoire littéraire fort tranquille et somme toute très routinier, en dépit des colères froides et ironiques d’un Pierre della Faille ou des salubres ivresses volcaniques d’un Marcel Moreau.

Or, à qui étaient-ils adressés, ces mots, sinon à celle même qui avait donné son titre au livre : la Défendue. Celle que le poète-guerrier allait s’efforcer de défendre, mais aussi d’illustrer. La femme en perpétuelle métamorphose, aimée sans réserve, au-delà de tout, et dont il n’a eu de cesse au fil des livres de multiplier les hétéronymes : Afanema, Iruna, Hukala, Naïma (la montagne-femme), Lorna ou plus récemment Nana Sumatra… La femme, certes, mais la poésie elle-même tout autant. Une poésie comme elle sans cesse changeante, à la fois mouvante et émouvante, pôle d’aimantation de tous les actes, et manifestation la plus accomplie d’une synthèse suprême entre art et vie, à quoi tend toute une large part de la démarche de ce créateur.

Le poème n’est rien sans vous, sans vous, filigrane de neige. Le poème n’est rien, mais vous, Lorna de l’Our, telle il vous porte comme on porte au seuil du temple la sœur amante aux jours extrêmes de détresse. Voilà. On peut encore songer. Les mots s’en chargent, qui sont la chair du Monde, le Nombre Lorna, cette voix de sycomore au vent du jade et des lèvres de palme, cette voix – voyez aux rivages ces coquillages vides comme masques de dieux venus et de là-bas qui attendent – cette voix qui ne me quitta pas.  (La Chanson de Nana Sumatra)

Si la femme aimée constitue assurément la clef de voûte d’une œuvre qui a su aborder à tous les rivages, elle n’est pas pour autant l’unique ligne de force des livres de l’auteur de L’Indien de la gare du Nord.

Dans un premier temps volontiers voué à la célébration, ainsi que le note fort judicieusement Jacques De Decker, mais aussi à la guerre sainte qui l’oppose à lui-même autant qu’au monde, le Poème évolue cependant très vite vers une dynamique éminemment personnelle qui cherche à fusionner les formes et les styles en un seul verbe capable de recueillir toutes les inflexions de la voix poétique – de la louange à la colère, des grandes vitupérations aux méditations les plus sereines, du lyrisme le plus personnel à l’épopée cosmique…

Et c’est l’émergence alors – après les cinq premiers livres publiés, entre 1968 et 1976, par André De Rache – d’une poésie qui appartient à des années de profonde recherche et de doutes. Des années qui nous montrent un écrivain qui oscille entre songe et mémoire. En sont témoins les recueils Régions insoumises et Région interdite, en 1978, puis Colonie de la Mémoire, l’année suivante, avant Nuit la Neige et Retour à Tawani, respectivement parus en 1981 et en 1983.

Or il se trouve aussi que durant ces mêmes années, un désir intense traverse l’espace poétique dessiné par ces œuvres : celui, ni plus ni moins, de raconter. Du reste, les fameux Cinq Récits que Crickillon donnait en 1980 à Vokaer, pour figurer au sommaire de Bruxelles à mur ouvert, en constituaient un sérieux indice lui aussi. Rien de surprenant dès lors à ce que, la même année, le Prix Rossel couronnât Supra-Coronada, un volume de récits très éloignés des canons du genre. Des récits brefs, en général, que devaient compléter bientôt ceux de Parcours 109 (1983) et de La Nuit du Seigneur (1984), ainsi que le roman intitulé Le Tueur birman (1987).

Avec L’Indien de la gare du Nord, c’est à une révolution complète sur le plan formel que l’on assiste : tous les genres, tous les registres mais aussi tous les tons sont convoqués en un chant de guerre chatoyant. Dorénavant, Crickillon s’autorisera toutes les libertés au sein d’un même livre. Et toujours il ira au plus vite à ce qu’il veut dire dans le moule qui lui paraît le plus spontanément apte à traduire ses fulgurances.

C’est ainsi qu’il peut aussi bien chanter la douceur et la beauté de sa femme que condamner les grands déserts urbains où nous sommes cantonnés. Il peut élever une ode à la montagne aussi bien qu’isoler, en physiologiste attentif à nos sociétés telles qu’elles vont mal, les cancers qui la rongent. Embrassant l’histoire des hommes et du sacré depuis la préhistoire, il est également en mesure d’adopter le point de vue d’un scorpion des millénaires à venir, s’exprimant bien après l’extinction de l’espèce humaine. Jouant des mythes anciens, il en forge également, en abondance, de nouveaux, n’hésitant pas à élaborer une véritable cosmogonie même. Et s’il aime à ironiser sur les travers des institutions et des modes qui nous engluent, il ne se tient pas pour autant lui-même hors du champ de ses sarcasmes… C’est que, du sein même du silence qui l’attire souvent irrésistiblement, et dans la proximité toujours consciente du néant qui le guette, il sait que la haute alchimie de la poésie constitue la seule réponse possible, le seul honneur. Parler, pour lui, dans cette perspective, c’est par conséquent déjouer la mort aussi bien que la bêtise et la mesquinerie, omniprésentes. C’est refuser d’acquiescer à ce qui lui paraît intolérable, c’est-à-dire presque tout ! Comme, c’est encore et toujours, rendre grâce à sa femme qui le sauve en permanence du naufrage.

Grand Paradis, Sphère, Neuf Royaumes, Vide et Voyageur ou Ténébrées – qui paraissent en quelques années seulement, de 1988 à 1993 – sont autant de preuves d’un écrivain désormais au faîte de sa maîtrise verbale. Il semble que Rimbaud, Lautréamont, Rilke, Nietzsche, pour n’invoquer que quatre noms, aient trouvé, par-delà le temps, un interlocuteur à leur mesure ; davantage même : une pensée amie qui soit en mesure de faire écho à leurs démarches respectives.

Et force est de constater que la vaste arche que représente déjà la poésie de Crickillon dans ces années-là a suffisamment de poids et d’originalité propre dans la forme et la langue pour ne pas redouter ces prestigieux voisinages. La critique d’ailleurs – sous des plumes aussi diverses que celles de Jacques De Decker, d’Albert Ayguesparse, d’Alain Bosquet, de Jacques-Gérard Linze, d’André Miguel ou d’Eric Brogniet – ne s’y est nullement trompée puisqu’elle reconnaît en lui, depuis longtemps, un créateur de premier plan. On ne s’étonnera pas dès lors que le mois d’avril 1993 voie, comme un écho aux nombreux prix littéraires que son travail lui a déjà valus, son entrée à l’Académie royale de Langue et Littérature françaises de Belgique, au siège de Max Elskamp.

Et c’est pourtant avec une humilité accrue que Crickillon va poursuivre ce qui constitue déjà une œuvre considérable. C’est que, lucide, il se méfie avant tout de ses propres images et de ses propres valeurs, les passant et les repassant, pour les épurer, sans cesse au crible de ce qui à jamais nous dépasse : la culture véritable qu’il puise au cours de ses voyages et de ses lectures, cette forme de sagesse du vide qu’il apprend chaque fois qu’il escalade une montagne, le silence aussi qui résulte d’un contact privilégié avec les grandes forces élémentaires… Il a compris que, pour que sa poésie soit pleine, il faut que lui-même ait accepté de marcher vers le Vide, afin d’en être l’authentique réceptacle. Et ce n’est sans doute pas un hasard si ces années-là voient émerger dans ses poèmes avec une insistance fiévreuse l’idée d’un Orient, certes plus mental que réel, un Orient qui relève au premier chef d’une aimantation, sinon d’une élévation, d’ordre spirituel. Peut-être les premiers pas vers un apaisement des colères qui ne cessent de renaître ; peut-être les premiers pas – à jamais premiers, Crickillon n’est pas un naïf – vers la sérénité d’une grande maturité.

« Écrivant, je suis la mémoire de ce qui demeure sans mémoire. Le survivant et le mort et le ressuscité. Rien. Un fantôme. Une illusion de fontaine, j’attends que des oiseaux viennent me boire.
Le poème est une graine déposée sur la pierre. Le vide est sa nourriture. L’Orient est sa filiation. Seul le hasard lui donnerait un sens. Mais la graine est mère du hasard. Ce qui la dépasse, elle le contient. Ce qui s’éloigne d’elle, elle l’anticipe. Ce qui la renie, elle le nomme »
, explique-t-il à Tristan Sautier, dans un entretien qu’il lui accorde en 1994.

C’est dans cet esprit d’apaisement et de marche vers une improbable sagesse que vont se déployer les poèmes des quatre livres qui suivent. Au reste, c’est sans doute là aussi que Crickillon semble avoir accédé à la part la plus intégralement lumineuse de lui-même. Les doutes subsistent, bien sûr, et le monde n’est pas moins noir, mais la fréquentation assidue de la montagne et l’amour sans bornes qui le lie à sa femme paraissent avoir autorisé une parole au lyrisme plus entier, moins immédiatement court-circuité par cet art de la remise en question qui était sans relâche à l’œuvre dans ses livres précédents. Du reste, n’écrit-il pas alors, avec Ode à Lorna Lherne (1994) et Ballade de Lorna de l’Our (1996), deux des plus hauts chants d’amour de ce temps ? Qu’on relise bien, tout autant, les proses et les vers des Elégies d’Evolène et de Talisman, tous deux parus en 1995, et l’on pourra sans peine observer la plus pure lumière, comme si, enfin, le poète avait gravi sa montagne, comme s’il avait trouvé le gîte tant cherché et posé les armes.

Qu’on ne se méprenne cependant pas : il serait en effet par trop aisé d’imaginer un poète désormais assagi, sinon somnolent au coin du feu. Ce serait oublier que, pour Crickillon, le poète est avant tout un guerrier. Un Indien en rupture de ban avec une société qui s’en méfie ou qui le méprise. Un homme, enfin, qui a des comptes à régler avec la bassesse de tous les assis, et peut-être même avec une part obscure de lui-même, dont une enfance et une adolescence, plus crépusculaires qu’aurorales, ainsi qu’en témoigne le roman  Le Tueur birman, par exemple.

À ce point, il s’agissait pour lui de dresser un bilan. Et sur la haute mer où son navire croise, le navigateur a justement emporté un instrument lui permettant de faire le point et de se situer. L’Astrolabe (1997) ressemble furieusement à un tel objet, amorçant au surplus un pan nouveau de l’œuvre à venir : celle de l’exploration renouvelée, approfondie, des zones les plus troubles de lui-même et du monde, aussi bien que des abysses du langage. Entreprise éreintante qui devait d’ailleurs donner lieu à un des volumes les plus terribles de Crickillon. Jamais en effet, comme dans Au Bord des Fonderies mortes, qui paraissait l’année suivante, le poète n’était allé aussi loin dans le ressentiment et la dénonciation. Et avant tout de ses propres faiblesses, mais du manque cruel d’amour aussi, et des gouffres que paraissent avoir été ses relations avec Père et Mère. Jamais non plus son propre vertige n’avait été mis à nu avec une telle acuité. Seul, comme toujours chez lui, l’amour conserve un pouvoir de rédemption. Et il est bien nécessaire à qui paraît ainsi étranglé entre les deux mâchoires d’une sinistre pince.

Babylone Demain, fabuleux opéra rimbaldien qui scande, en sept étapes, un pèlerinage mystique vers la ville de toutes les origines et l’origine de toutes les mégalopoles modernes, qui paraît ensuite, surprend à nouveau, de même que les poèmes à nouveau gonflés de lumière, d’amour qui surgissent alors. Et ce sont, ces textes-là, souverains et librement libres, tous ceux qui constituent La Chanson de Nana Sumatra.

Aujourd’hui, le cycle d’A Kénalon, en pleine élaboration, indique, nous l’avons souligné, à quel point Jacques Crickillon demeure soucieux d’affiner sa démarche artistique autant que d’en repousser les frontières. Le vocabulaire et la grammaire sont parfois totalement renouvelés, mais cela ne suffit pas, manifestement, puisque voilà désormais Crickillon peintre et poète. On peut d’ailleurs légitiment espérer qu’à la faveur de son quarantième anniversaire d’entrée en littérature, une grande exposition lui soit consacrée, laquelle permettrait en outre à ses admirateurs de découvrir, à côté du poète qu’ils aiment, le plasticien qu’ils ne connaissent pas encore.

Au-delà des mots

On ne doit cesser de le répéter, l’œuvre de Jacques Crickillon compte d’ores et déjà au nombre des tentatives les plus accomplies de ce temps pour échapper aux modes, aux idées reçues, et à toutes les basses fatalités.

Si Crickillon fait à ce point tache (comme on pourrait parler d’une tache solaire, signe d’une activité aussi intense que bouleversante) dans le paysage de nos lettres, c’est sans doute parce qu’il appartient à cette race d’écrivains qui savent et veulent voir. Ses mots sont des jumelles tournées vers le passé aussi bien que vers l’avenir. Autant vers ses abîmes personnels que vers un monde dont il voit qu’il vit un moment de crise plus profond encore sans doute que celle qui affecta l’Europe au XVIIIème siècle, car il s’agit d’une mutation de civilisation où la culture elle-même est menacée avec la même gravité que ne l’est cette planète, qui n’a décidément plus rien d’indien. Ayant dénoncé cette menace depuis au moins vingt ans, Crickillon n’a eu de cesse de nous mettre en garde. En vain. Au centre de la sphère de mémoire constituée par son oeuvre, il veille, désormais, ayant abondamment admonesté. Il salue les cailloux, les petites bêtes bleues sous les pierres et les oiseaux. S’il vitupère encore contre l’humain, il préfère de loin consacrer le plus clair de son énergie à célébrer celle qui chaque matin le fait renaître.

Avec un souffle incroyable – celui des grands prophètes bibliques, mais aussi celui du loup dans la forêt, ou encore celui, plus difficile, de l’alpiniste en haute montagne – il a déployé les fastes d’un verbe nouveau et déroutant où la justesse a non moins d’importance que la beauté. Elle n’en a d’ailleurs à ses yeux que dans la mesure où elle est l’opérateur d’une prise de conscience, et par conséquent d’une mise en cause de ce qu’il est comme de ce qui est. Ce souffle dote le Poème d’un mouvement capricieux, imprévisible qui empêche, il faut bien en convenir, le commentaire, tant il se montre véloce à lui échapper. En ce sens, il est inquiétant. Il est impossible de somnoler devant un texte de Crickillon si on a le courage de le lire. C’est-à-dire si, porté par son souffle, on tient à découvrir, au-delà du verrou des significations, le sens profond de sa démarche.

Lors de la conquête de l’Ouest, ce qui posa le plus problème aux nouveaux arrivés, aux envahisseurs, aux bons Blancs, c’était, moins l’agressivité des Indiens, que le fait qu’ils bougeaient. Ils ne pouvaient tolérer ce nomadisme consubstantiel à leur être, à leur pensée, à leur culture et à leur spiritualité. C’est ce mode de vie qui leur fut fatal. Pour l’homme blanc rationnel, rien n’est plus désagréable que de trouver ici ce qu’on croyait avoir recensé là, rien n’est plus insupportable que celui qui s’entête à refuser la place qu’on lui a assignée. Ce nomadisme est la respiration même de l’œuvre de Jacques Crickillon. Il explique pourquoi l’œuvre a pu susciter autant de malentendus ou d’indifférence. Ce qui est insolite nous fait peur : autant l’ignorer ou en réduire la portée. Notre époque comme aucune a pris l’habitude de cadastrer, de cataloguer, de mettre en chiffres. N’omettons pas pour cette raison de saluer chaque fois que faire se peut les guérilleros des marges qui incarnent la puissance de la Lettre dans un monde prosterné devant le Nombre.

                                                                                                           Christophe Van Rossom


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°151 (2008)