Un coup de cœur du Carnet
Jacques CRICKILLON, L’Indien de la Gare du Nord, Préface de Jacques De Decker, Étude d’Éric Brogniet, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2022, 218 p., 20 €, ISBN : 9782803200689
Livre inouï, livre-chien, livre-Sioux dans le western des Lettres, L’Indien de la Gare du Nord fut salué à sa parution en 1985 par l’écrivain, dramaturge et critique visionnaire Jacques De Decker. Livre-charnière de l’œuvre incandescente de Jacques Crickillon, ce chant plonge le feu de la poésie, la tempête du lyrisme dans la prose d’une épopée qui, en phase avec Michaux, hurle un « non ». Un « non » taillé dans la révolte et dans la colère, un « non » adressé à toutes les infâmes médiocrités du monde. Au fil d’un verbe convulsif qui repère et déjoue les pièges de la domestication par la société du spectacle, Jacques Crickillon nous mène dans les cercles de l’enfer d’une métropole déshumanisée. Dans la jungle des villes (une jungle moins brechtienne que rimbaldienne et mâtinée de roman noir et de science-fiction), des parias, des laissés-pour-compte évoluent dans les marges d’un système hostile. Impressionnant sculpteur de langues, explorateur hardi de registres d’écritures et de pensées qui dynamitent le monorail d’une parole unidimensionnelle et le confort d’une littérature en boîte de conserve, Jacques Crickillon prend les armes de l’imaginaire, descend dans les pulsions sauvages qui déracinent les formatages de la bien-pensance et du verbe congelé.
Il est question d’un narrateur, l’Indien qui « lave les chiottes des bordels », qui plante sa hache-plume dans la cour des marginaux, au milieu des prostituées, des bars, des poubelles, se tenant du côté de ceux qui ont été chassés et qui, de traverser l’exil, s’inventent des renaissances, des ruses, des envols qui sont autant de contre-néant. Face aux rêves fracassés, à la violence, à la laideur d’une mégalopole asphyxiante, se lève un des feux centraux de l’univers Crickillon, le feu de l’amour, « cette grande force élémentaire de révolution, de bouleversement, de transformation » comme l’écrit Éric Brogniet dans sa magistrale étude. La puissance subversive, charnelle et spirituelle de la passion, sa teneur énergétique, érotique et métaphysique dament le pion à ce qui nous lamine, à ce qui nous parque dans des non-paysages hérissés d’entraves. L’amour participe à l’aventure d’un ensauvagement, d’un saut au-delà ce que Jean Dubuffet appelait « asphyxiante culture ». Les inflexions stylistiques, les mutations langagières qui scandent son œuvre témoignent d’une exigence poétique qui vise à relancer ailleurs les inventions formelles. Un jusqu’au-boutisme que l’aède Jean-Lippert (Lippert, le « cosmophore » écrit Jacques De Decker) illustre avec une éclatante amplitude de nos jours.
J’écris à zéro.
Je crache des mots comme de tirer dans le bide d’un mec que je n’aurais jamais vu (…)
J’occupe le corps comme je peux.
Facile de pavoiser (…)
C’est de là que j’écris. Dans le rond de la serrure
Dans l’expérience de la vie-écriture, le narrateur/l’auteur tracent des sentiers inconnus, injectent le style parlé, les langues de demain, les souffles indiens dans une écriture de haut débit qui cogne les mots morts, ajointe l’onirico-biographique au cosmosgonique. L’exercice de l’exécration n’épargne rien ; la machette de l’Indien Crickillon flingue sa propre image honnie, taillade le corps officiel de la littérature, part à la chasse aux souvenirs noirs, rouges, rarement blancs de l’enfance.
Le poème, comme véhicule, en son court trajet ferait de toi un soleil ou un océan, cette absence peut-être, qui est le seuil de tout, s’il arrivait qu’il renaisse enfin (…)
Je parlerai pour l’inconnu
La traversée de la ville, la traversée de ce texte qui emprunte et hybride les registres du poème, du récit, de la fable, du libelle nous emportent dans un ailleurs sensoriel et idéel qui ouvre des lignes de fuite. Du côté des « fous », des « humbles », des « miraculeux », dans le quartier des boxons, s’élève une musique de chaman birman, qui s’arrache aux tristes noces du désenchantement et des artefacts planétaires. De la cage de l’existence et des grilles cadenassant les Lettres bétonnées, s’échappent les innombrables créatures animales qui peuplent L’Indien de la Gare du Nord, chiens, fauves, lézards, papillons, pélicans, chatons, chameaux, tigres. Aux côtés du Tueur birman, Sphère, Talisman, Région interdite, Nuit la neige (tous deux avec des collages de Ferry C., son amour, sa muse), du Vide et voyageur, d’A Kénalon I et II, d’Élégie à Evolène, L’Indien de la Gare du Nord que réédite l’Académie royale de langue et de littérature françaises compose l’une des pierres d’une œuvre majeure dont on ne soulignera jamais assez la folle ambition, l’exigence, l’inventivité et l’insoumission.
Véronique Bergen
Plus d’information
- Jacques Crikillon : « Comme un phare, humble et seul… » (Le Carnet et les Instants n°79, 1993)
- Jacques Crickillon : les déclinaisons du vertige (Le Carnet et les Instants n°122, 2002)
- La fiche de Jacques Crickillon