Petit exercice d’admiration : Et vous trouvez ça drôle?

franz kafka

Franz Kafka

La littérature est une vaste demeure où vivent des dizaines, des centaines, des milliers de familles qui, chacune, a son patriarche, son modèle de référence. De génération en génération, c’est par rapport à lui que se définit l’écrivain débutant puis, à mesure que les livres se publient, c’est encore vers lui que se tourne la conscience artistique de l’écrivain chevronné : « Serait-il fier de moi ? »  Une dizaine d’auteurs de notre Communauté ont accepté de se livrer à un petit exercice d’admiration, nous dévoilant ainsi leur idéal littéraire. Après Patrick Delperdange et Caroline Lamarche, voici Diane Meur.   

Le début pourrait être celui d’un roman réaliste, politique, campé dans une de ces dictatures policières dont le XXe siècle a été fécond : un matin, chez sa logeuse, un certain Joseph K. se découvre en état d’arrestation, ce qui se traduit d’abord par le fait que son petit déjeuner ne lui est pas apporté dans sa chambre comme d’habitude – signe, pressent-on, que ce fondé de pouvoir dans une grande banque a déjà imperceptiblement cessé d’appartenir au monde de la respectabilité bourgeoise.

La suite du chapitre renforce l’atmosphère d’angoisse, tout en la nuançant d’une étrange cocasserie. Cocasse, le couple de petits vieux qui, dans l’immeuble d’en face, se déplace lentement de fenêtre en fenêtre pour observer les réactions de l’homme qu’on vient d’arrêter. Cocasses, les deux employés de l’Administration chargés de sa surveillance (deux tristes crétins, visiblement), qui boulottent eux-mêmes son petit déjeuner et tentent de lui soutirer sa belle chemise de nuit, sous le prétexte sinistre, et d’ailleurs mensonger, qu’il n’en aura plus besoin. Mais à ce point, les éléments comiques pourraient encore relever d’une satire appuyée : ces figures de crapules lamentables et de voyeurs indifférents, combien n’en verrons-nous pas chez un Fallada, un Koestler, un Grossman ?

Pourtant, à mesure que le récit progresse, la dimension comique s’épanouit en détails saugrenus, en notations décalées quoique imperturbablement sérieuses, qui brouillent le tragique du fait central (l’inculpation d’un innocent). Loin d’être un simple instrument de critique et de dénonciation, elle apparaît inscrite dans l’œil même, le monde même de l’auteur. Un auteur qui, du reste, n’aura guère connu les horreurs du XXe siècle, étant mort dès le milieu des années 1920.

Mais alors où sommes-nous, quel est ce monde qui nous est montré ? Malgré nombre de bizarreries (les horloges, notamment, y ont tendance à toujours avancer sur l’heure qu’il devrait être), il nous reste assez familier en apparence. Il s’agit bien du monde réel, de notre monde historique et même géographique. Au ton des dialogues et aux indices matériels, nous devons être autour de 1900. Et, quoique rien ne nous le confirme formellement, nous croyons bien reconnaître les us, l’urbanité et la sensuelle décrépitude d’une certaine Mitteleuropa. Nous pourrions même nous avancer jusqu’à reconnaître une grande ville de l’empire austro-hongrois, avec ses quartiers de négoce, ses cathédrales, ses faubourgs ouvriers un peu lugubres, voire son arrière-pays – incarné ici par l’oncle de Joseph K., qui apporte avec lui, outre sa sollicitude et ses lamentations, toute l’aura d’une province qu’on devine étriquée, terrienne et honorable.

Pourtant Joseph K. n’a rien d’un Homme sans qualités observant d’un œil détaché les hautes sphères d’un État danubien vidé de sa substance, où l’on meuble son désœuvrement en projetant des commémorations qui n’auront jamais lieu. Neveu méritant, locataire irréprochable et employé modèle (du moins avant que ne commencent ses tribulations), Joseph K. est pétri de qualités ; et tout, sauf détaché du monde qui l’entoure. Dès le début il est happé par lui, et il en subira l’emprise d’abord dans son quotidien et, au bout du compte, dans son intégrité physique. D’autre part, alors que Musil nous rappelle avec une insistance presque suspecte que nous nous trouvons dans un État de droit (la question de la responsabilité pénale du fou et assassin Moosbrugger court comme un serpent de mer à travers tout son gigantesque roman), Le Procès nous laisse entrevoir une Autriche-Hongrie fantasmagorique où le droit, le bon droit, a mystérieusement disparu, quoique le personnel, les locaux et les chicanes judiciaires y soient omniprésents – pas un immeuble, dans cette ville de cauchemar, qui ne renferme dans ses combles ou ailleurs une annexe du tribunal.

Le fonctionnement de ce tribunal est erratique, voire onirique. Souvent, il semble n’obéir qu’aux mouvements internes de la pensée de K. ou n’être que le produit de ses fantasmes, quoique ses décisions aient des conséquences bien réelles. K. s’est-il plaint, incidemment, des circonstances de son arrestation ? Peu après il a la mauvaise surprise, en ouvrant la porte d’un débarras sur son lieu de travail, de découvrir les deux crétins du début, à genoux devant un bourreau qui s’apprête à les fouetter pour leurs entorses au règlement. Horrifié, K. referme la porte. En la rouvrant le lendemain, il découvre la même scène qui recommence à l’identique – comme une boîte à musique reprend, chaque fois qu’on en lève le couvercle, sa mélodie fêlée.

Et où qu’il aille, Joseph K. tombe sur de jeunes tentatrices, toutes obscurément liées au tribunal, qui le frôlent, l’émoustillent, enfoncent des brins de paille par une fente de la porte derrière laquelle il s’est retranché, quand elles ne l’entraînent pas tout de go sur le tapis. Fentes de porte, mais aussi serrures, œilletons, trous dans le plancher, par lesquels on voit gigoter la jambe d’un malheureux tombé de l’étage supérieur… Tout, ici, est non seulement absurde et oppressant mais teinté d’érotisme, domaine de l’anomie par excellence. Cette procédure judiciaire semble n’obéir à d’autres lois qu’à celles de l’inconscient.

Hantise de tout accusé : la loi, le droit ont disparu. Joseph K. ignore qui l’accuse, et même de quoi il est accusé. Certes, bien qu’arrêté, il reste libre de ses mouvements et peut reprendre (tant bien que mal) son travail à la banque. Les convocations, vagues, paraissent facultatives, et il a tout loisir de préparer sa défense et de se pourvoir d’un avocat. Mais à quoi bon avocat et défense, face à ce tribunal dont on ignore les lois ?

Sans loi, se défendre et a fortiori se disculper devient une tâche désespérante qui, peu à peu, grignote l’existence. Sans cesse il faut tâtonner, faire antichambre, trouver les bons interlocuteurs, ceux qui seront capables de vous renseigner et qui peuvent être n’importe qui. Une épouse d’appariteur, le portraitiste officiel des juges, un prédicateur de la cathédrale qui s’avère être aussi l’aumônier de la prison, tous ont leur mot à dire sur votre affaire – sauf vous. Car cette affaire dépend, non d’un corps de lois écrites, mais de coutumes, de règles contradictoires, d’une jurisprudence incertaine et transmise oralement, de paraboles commentant la Loi (cette Loi qui ne figure nulle part), et de controverses absconses sur le sens à leur prêter. D’un Talmud sans Torah.

Dans ces conditions, votre affaire ne peut « avancer » ou « suivre son cours », comme on dit. Le sens même du mot procès, son sens étymologique de progression, de marche en avant, est impitoyablement détourné. Au lieu d’avancer, vous ne faites que piétiner, vous enfoncer, descendre toujours plus bas. Les mots se perdent, les mémoires rédigés ne sont pas lus, le temps s’embourbe, les ténèbres s’épaississent. Tout le monde vous le dit : il faudrait être patient, accepter la façon dont les choses se passent ici, faire preuve de bonne volonté, écouter les conseils qu’on vous donne. Inutile de trépigner, où vous croyez-vous donc ? Vous n’êtes plus un enfant, crier ne vous servira à rien, vous évanouir non plus, même si l’air des antichambres est rare, et l’attente, interminable. Vous avez été lâché dans la vie, dans la vraie vie avec ses pièges et ses chausse-trappes, et tout est affaire d’intuition, d’habileté pratique, d’usage du monde – un monde qui pourtant, de jour en jour, vous devient plus opaque.

On voudrait dire avec K., ou à sa place : Stop ! Je veux sortir de là, je veux comprendre, je veux retrouver le contrôle de ma vie ! Mon temps est à moi, qu’on me rende mon temps de vie, le seul qui m’est donné ! Ainsi, dans un sursaut de révolte qui me déchire le cœur, K. se sépare de son avocat – parce qu’il est las de son inertie et de ses sermons creux, mais surtout parce que c’est la seule décision qui dépend encore de lui, le seul domaine dans lequel il peut encore, même négativement et de manière autodestructrice, agir sur son destin.

Décision inutile : sa fin est déjà écrite – ou plus exactement le chapitre de sa fin, que Kafka a rédigé dans la foulée du chapitre d’ouverture, laissant l’entre-deux à l’état lacunaire. Sans avoir vu ses juges ni entendu sa sentence, K. est mis à mort, pour ainsi dire au coin d’un bois, de nuit, sans témoins, et pourtant à la lueur encore d’une dernière note comique (« Dans quel théâtre jouez-vous ? » demande le condamné à ses exécuteurs, à qui il trouve une physionomie proprette de ténors de second rang). Jusqu’au bout, la terreur marche main dans la main avec une sorte d’humour baroque.

Une leçon de littérature ? Une leçon de vie, rien de moins.

Diane Meur


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°153 (2008)