De grandes vies minuscules

Un coup de coeur du Carnet

Camille LEMONNIER, L’enfant du Crapaud, Talence, L’Arbre vengeur, coll. « L’Arbre à clous », 2015, 128 p., 12 €

LEMONNIER-COUVERTUREOn ne sait ce qui est le plus jouissif dans les nouvelles de Camille Lemonnier (1844-1913), véritable plongée au cœur de la plèbe ouvrière, agricole et criminelle de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle : la folie qui irrigue ces histoires naturalistes ou l’écriture poétique qui les raconte ? Une écriture parfois critiquée pour trop de sophistications lexicales et phrastiques. Or, c’est précisément par sa beauté, sa richesse et son inventivité qu’elle élève les miséreux hors le commun et les extrait de leur condition tout en ne niant pas, que du contraire, en disant au plus juste : la vie concrète de l’indigence, du labeur, du corps sexuel et mortel, une vie où nécessité fait loi et se fout d’une quelconque morale (bourgeoise).

À quoi ressemblerait La Liberté guidant le peuple si elle était écrite par Lemonnier ? Pour sûr elle serait moins flamboyante, vigoureuse et victorieuse que l’allégorie de Delacroix. Et pourtant certains de ses personnages pourraient être dressés en figure emblématique de la classe laborieuse et nécessiteuse. Ainsi cette Marcelle qui, de son flanc maigre, voudrait offrir un Messie aux mineurs en grève et qui, à cette fin, leur propose son corps ou ce qu’il en reste. Un gang bang au sein du coron pour sauver le monde ouvrier (« L’enfant du Crapaud »), faut-il être sûr de la portée politique de son texte pour écrire cela ! Lors de sa parution, il choqua les bien-pensants, les minoritaires, les vainqueurs, ceux qui n’usaient pas leur vie à la gagner et imposaient leurs lois et leur idéal (l’imposent encore). Un idéal, une idéologie auxquels les moins que rien n’avaient ni le temps ni les moyens de sacrifier. Pas question pour une femme sans le sou de bichonner le logis, il fallait trimer dans les champs et partout où on voulait bien l’engager. Ses tâches étaient aussi éreintantes que celles d’un homme – avec l’abus des patrons en plus, pour certaines. Se nourrir et nourrir les siens avaient la priorité. Et enfanter s’imposait. Quitte à crever de trop de marmots jetés au monde (« La genèse »). À désespérer de ne pas réussir à en concevoir, ou à les garder vivants (« La glèbe »). À s’arranger avec la réalité quand une opportunité se présentait, en allant jusqu’à trahir son mari, à le ranger au grenier (« Les concubins »).

Le recueil composé et préfacé par Frédéric Saenen, bien connu des lecteurs et des lectrices du Carnet et les Instants, directeur de la collection de littérature « L’Arbre à clous » sise aux éditions de l’Arbre vengeur où le livre est publié, se divise en deux. Les quatre premières nouvelles que nous venons d’évoquer sont travaillées par l’enfantement (ou son absence), le labeur, et le sexe ; les deux dernières par le délit, le crime, et le sexe encore. Si Pinsonnet, modeste et terne employé des postes se sent coupable d’avoir dérobé un billet de mille francs (« L’inconnu »), « l’homme qui tue les femmes », décapite des prostituées, lui, ignore tout du repentir et du remords. Quand la justice compte onze femmes assassinées par ses mains, il n’en calcule qu’une seule. Non qu’il soit nul en mathématique mais il a une logique (psychologie) bien à lui. À nous laisser pantois. Comme le font les nouvelles de Camille Lemonnier, qui en quelques pages, réussissent à rendre inoubliables paysages, personnages et langage, prégnants le ciel, la ville et la terre ; présents la misère, les corps et les voix du passé. À nous éblouir de tant de noirceur.

Michel Zumkir