L’art et la beauté au coeur

François de CONINCK, Boire la beauté du monde. La vie aventureuse et secrète d’Alexis Bonew, collectionneur masqué, préface de Nicole Bonew, 2014, Borgerhout, Anima Ludens, 224 p., 25 €

de concinck_ghysen« … éprouver, comprendre tout, boire la beauté, la vraie, la seule vraie » : c’est à quoi aspire ardemment, mais avec la crainte de n’y point parvenir, un garçon de seize ans, nommé Alexis Bonew. Et le livre qui retrace aujourd’hui son histoire, nous fait vivre ses passions, ses curiosités inapaisables, ses recherches, ses travaux, s’intitule, en écho :  Boire la beauté du monde.

François de Coninck l’a écrit en étroite collaboration avec celle qui fut pendant cinquante ans la compagne d’Alexis, Nicole Bonew, et leur fille Anne.

Le titre, lyrique, s’éclaire d’un sous-titre plus explicite : La vie aventureuse et secrète d’Alexis Bonew, collectionneur masqué.

Né à Bruxelles en 1940 dans un foyer (père russe, éclairagiste de grand talent, mère allemande) où l’art et la culture sont privilégiés, « aimanté » dès l’enfance par l’Égypte ancienne, il suit aux Musées royaux d’Art et d’Histoire des cours d’égyptologie, à l’âge où ses camarades jouent aux billes ! C’est là qu’il découvre son premier fétiche africain, noir et menaçant, au corps bardé de clous, au visage halluciné : le fétiche Flamigny. Révélation décisive, qu’il évoquait encore, peu de temps avant sa mort, en 2013 : « J’ai été marqué à vie et je m’étais juré alors d’en posséder un jour un. » Avant ses treize ans, il commence une collection où voisinent statuettes anciennes, scarabées, fossiles…

Étudiant nonchalant en Philosophie et Lettres (section Histoire de l’Antiquité), puis en Histoire de l’Art et Archéologie, il hante les musées, particulièrement d’Art et d’Histoire où il se verra bientôt confier des visites guidées, les magasins d’antiquaires, plutôt que les amphithéâtres. Tout en secondant son père sur ses chantiers.

Audacieux, inventif, il témoigne aussi d’une exigence, d’une précision rigoureuses dans l’exploration qu’il entreprend à la fin des années soixante de l’art africain.

S’il garde intact son goût passionné pour les civilisations antiques (égyptienne, gréco-romaine, étrusque), les œuvres primitives réalisent pour lui la quintessence de l’objet, « l’objet nu », ce « bloc de réel à l’état pur ».

Sa collection d’art africain, qui est probablement la clef de voûte de son œuvre, Alexis Bonew l’a composée au fil du temps, des rencontres, dont celle du comte Jean-Jacques de Launoit, à qui le liera une profonde amitié, fondée sur une même flamme pour les arts de l’Afrique noire, à laquelle Alexis ajoute ses connaissances poussées qui font de lui un précieux conseiller. Grâce surtout à de savantes et subtiles stratégies où excelle le joueur d’échecs qui brillait déjà à l’université. Nous suivons plusieurs de ses patients, opiniâtres « combats » pour obtenir l’objet rêvé. Et nous partageons sa folle allégresse lorsqu’il conquiert, le jour de ses trente ans, le masque noir lega qui le subjuguait, qui fut exposé une seule fois, sur le stand de son père à la Foire des Antiquaires, cette même année 1970, et qui restera jusqu’au bout le suprême joyau de sa collection. Il était d’ailleurs fasciné par la plus étrange, à ses yeux, des créations de l’homme, le masque ; par son ambiguïté, sa force symbolique.

Au-delà, c’est tout l’art africain, « le monde des formes », qu’il ne se lasse pas d’embrasser, de sonder, d’analyser, en se démarquant du regard occidental, rétif à s’ouvrir à ce qui ne lui est pas familier, le dépayse, échappe à ses références esthétiques.

Alexis Bonew ne se laisse pourtant pas enfermer dans son étude fervente, minutieuse, des formes africaines. C’est ainsi qu’il se consacre à des recherches incroyablement méticuleuses sur le triptyque de Jérôme Bosch L’Adoration des mages (Maison d’Érasme), dont il démontre que le peintre y copie son Épiphanie du Prado, dans une conférence qui captive son auditoire pendant près de trois heures… ! En 1977 encore, il se lance fougueusement dans la bataille menée pour le rapatriement au pays du célèbre tableau d’Ensor, L’Entrée du Christ à Bruxelles, convoité par des Américains qui en offrent au propriétaire privé une somme mirifique, alors qu’il s’agit d’un « chef-d’œuvre absolu et absolument belge », s’exalte Alexis. Sa conviction et son énergie font merveille, notamment lors de deux émissions à la télévision (RTL), et l’affaire se conclut par le retour de ce « monument national » en son lieu légitime. Mais les miracles n’ont qu’un temps : dix ans plus tard, la grande œuvre d’Ensor émigre définitivement aux États-Unis, acquise par le J. Paul Getty Museum de Los Angeles.

 Nourri aussi par la musique, la littérature, féru de linguistique, ami attentif de la nature, adorateur des chats, grand amateur des plaisirs de la vie, cet esthète, farouchement indépendant (« Je suis mon propre conseiller »), « artiste dans l’âme » tel que l’évoque Nicole Bonew en ouverture, est tout entier présent dans ce livre dense et sensible, bellement illustré.

Et l’on se prend à regretter que ses écrits, à part une poignée d’articles publiés principalement dans Connaissance des Arts, restent pour l’essentiel inédits : les innombrables notes dont, depuis l’adolescence, il a couvert des dizaines de cahiers… Certaines émaillent le texte, comme autant de signes personnels.

Il nous en adresse un autre à travers la lumineuse réflexion de Goethe qu’il affectionnait : « Les arts sont le plus sûr moyen de se dérober au monde ; ils sont aussi le plus sûr moyen de s’unir avec lui. »

Francine Ghysen