Et le Peau-Rouge vainquit la Tunique Bleue

Un coup de coeur du Carnet

Francesco PITTAU, Tête-Dure, Bruxelles, Les Carnets du Dessert de Lune, coll. « Sur la Lune », 2015, 100 p., 12 €

pittau_hammamiSamedi 27 octobre 1962. Au cœur de la Guerre froide, le monde passe à quelques étincelles d’une pulvérisation nucléaire. La crise des missiles de Cuba atteint son paroxysme ; les mycéliums atomiques se ramifient sous les eaux caribéennes, dans les airs sibériens ou sur les terres insulaires. Dans le poste de radio, la voix du journaliste égrène des nouvelles inquiétantes.

Tête-Dure, lui, ne se soucie guère de cette litanie pré-apocalyptique, ni des vitupérations de son paternel condamnant, d’une parole rincée à la Celta Pils, les Capitalistes et les Juifs, tous des voleurs ! Non, le vrai danger menace ailleurs, ici, sous la table à manger, caché par une nappe à franges, là où Tête-Dure « maîtrise le monde : l’herbe peut pousser, le bison paître, le cheval galoper sans se fatiguer, les morts se relever même après un coup de tomahawk. Le sang est vert ou bleu, rarement rouge ». À cet endroit exact, le Destin assène ses caprices et broie des existences, bien loin des deux Blocs en délicatesse. Là, désespéré et agacé, Tête-Dure assiste en démiurge impuissant au trépas inéluctable du courageux Peau-Rouge sous les pan-pan-pan de l’arrogante Tunique Bleue. Cette exécution de plastique, mille fois répétée, remue Tête-Dure qui ressent au tréfonds de ses six ans l’écrasante Fatalité.

La réalité de Tête-Dure s’encaque dans un appartement deux-pièces, au confort spartiate et à l’ambiance souvent pesante. La joie n’éclabousse pas ce ménage italien où chaque sou compte (et est recompté), où l’étriquement suinte des pores des murs et des habitants, où la Vie ploie sous une chape de tensions latentes et de convenances expatriées. Ainsi l’étau familial se resserre-t-il sur l’enfance de ce garçon silencieux et hargneux, qui perçoit confusément que l’unique logique prévalant est celle, implacable, du qui-domine-qui. Et cette équation invisible de régir la sphère intime, les rapports de voisinage, les moments entre camarades, les mouvements d’immigration, les frictions entre les Barbudos et les Yankees, l’affrontement de Sitting Bull et de George Armstrong Custer…

Dans ce théâtre quotidien, le père de Tête-Dure évolue, une sèche vissée au bec : quand il ne traîne pas ses guêtres et sa rancœur dans les rues de sa ville d’adoption, il se désaltère à la mauvaise bière sur son canapé en similicuir (seul luxe extirpé de ses poches remplies d’oursins). Et, un brouillard de fumée et des poussières de cendre accompagnant tous ses gestes et ses grognements, il fulmine : contre Victor « qui est tout miel et tout sucre, mais qui n’est, au fond, qu’un crétin ignorant en politique, et un bourreau pour son propre chien, qui est une pauvre créature, elle aussi, tout comme nous », contre le « pays de merde » qu’est la Belgique, contre son épouse, contre…, contre… Quant à la mamma, bouleversée par ses hormones en éruption, elle s’échevèle entre dévotion cagote et insultes senties, éclats en rafale et effondrements fébriles, attaque de tigresse et défense de louve. Pétrie de contradictions et galvanisée d’hystérie.

Au milieu de cette commedia dell’arte, un spectateur observe, légèrement en retrait. Rien n’échappe à Tête-Dure, même lorsqu’il joue avec son camion en bois rouge et jaune humblement reçu à l’Assistance sociale. C’est donc à travers son regard (par le biais d’une subtile narration qui, bien que menée à la troisième personne, prend les allures d’une focalisation interne) que sont croqués, le temps d’une journée, une commère vierge et aveugle à qui « il reste une ombre d’œil : du bleu délayé dans trois mille litres de lait », les « copains » du bistrot qui roulent Papa dans la farine de sa fierté et le déplument aux cartes, l’Américain (qui n’est pas américain) aux « lèvres couleur ventre de poisson », Madame Giovanna avec ses « yeux qui s’esclaffent mais sans vraiment rire » et sa grosse fille Angela dont « le poids n’est qu’une fantaisie » et qui « n’est pas là où on la voit, elle flotte, elle est pleine de nuages ». D’autres personnages aux contours doux-amers participeront au tumulte avant le baisser de paupières de Tête-Dure.

Le style de Francesco Pittau est du caviar. Chacun de ses mots, telle une bille juteuse, pétille, explose. Peut-être grâce à sa fructueuse expérience d’auteur jeunesse, Pittau excelle dans l’art de provoquer des images d’un impressionnisme précis et d’une sensibilité sonore. Son écriture désarme par la touchante sincérité, loin de tout toc et de tout chiqué, qui en émane. Dès lors, l’on regrette que le samedi 27 octobre 1967 n’ait pas duré une éternité : notre lecture se serait alors, elle aussi, prolongée indéfiniment…

Samia HAMMAMI