Poète, sois un bourgeon giclant de vert

Vincent THOLOMÉ

foulonPoète, il t’arrive, toi aussi plus qu’à ton tour, d’engager un « duel avec la page » ? De chercher ta route parmi le champ opaque des consonnes et des voyelles ? D’errer à l’instinct entre raison et vieille course animale, vieux chant de bouc ? Peut-être même questionnes-tu sans cesse ta voix et ta voie ?

Pas de doute alors : en Fresque baroque de mon désir, dernier recueil en date de Pierre-Jean Foulon, tu trouveras le livre d’un confrère qui, tout comme toi, cherche, ébauche, « ouvre les coquilles ». Laisse – comme toi, qui sait ? – les mots engendrer, à pas lents, des images luxuriantes, « des cailloux d’or » où s’infiltrent, dans un joyeux pêle-mêle, vieux mythes, fugacité de l’herbe, hiver, printemps, désir des peaux, art poétique.

C’est que Foulon, en amoureux du baroque, est généreux. Ne se contente pas de quelques lignes ou quelques mots par page. Propose, en exactement 123 courts poèmes en prose, autant de variations et de développements de sa « méthode ». De sa « vision » de l’écriture. Méthode labyrinthique. Tout instinctive. Éminemment « naturelle ». Méthode que Foulon ne peut nous livrer que par la bande. Par métaphores. Méthode qui suggère au poète de se soumettre « aux mâchoires et aux crocs », de s’arrimer « aux forces des vivants » – plantes ou bêtes –, de laisser son esprit « brûler », de nager « dans l’infini des gestes ». Bref, méthode qui propose de suivre « les égarements de la voix » plutôt que de cheminer pas à pas sur les sentiers de la raison raisonnante et de sa langue balisée, lisse et transparente. Car « Jumeler transparence au recueil saborde le désir », nous dit Foulon. « L’accouplement de mots vrais au gras du réel fige la fresque en un gel de silence », ajoute-t-il. « Hausser le chant à la mesure des orages exige routes obscures et chemins détournés », dit-il encore.

Pas étonnant, dès lors, que tu te sentes plongée en plein mystère, lectrice : un texte trop clair est un jeu qui s’ensable en un désert de marécages pauvres et ingrats. Pas étonnant, dès lors, que lire ces poèmes te fasse l’effet de côtoyer un beau « chaos », des « turbulences de voix », des « dérives de sens », lecteur.

Comment, dès lors, entrer dans une telle matière verbale ? Comment avancer dans cette jungle qui bourgeonne à profusion ? À chaque lecteur, chaque lectrice, de trouver sa route, bien sûr. Il n’y a pas, ici, de recette.

Peut-être sera-ce en étant sensible à telle ou telle métaphore, telle ou telle image qui, va savoir pourquoi, te parlera plus qu’une autre. Celle de l’arbre, par exemple :

Giclée de vert, fête mûrie au ras du sol, l’arbre luit d’écailles nouées en gerbes par les racines. Les étoiles belliqueuses, les hardiesses du temps, la folie des semences, l’arbre les rassemble en un feuillage plongé dru dans le réseau de ses écorces. […] Nourri de patience, il accueille sentier, bourgeon, oiseau, extrême concision. Pétri de pollen et de miel, […] il jubile comme fougère à l’appel des terriers. Mais […] Grisé d’ocre et de rouille, l’arbre renâcle à l’effort […], évincé par le gel, il se recouvre de tourbe et livre ses sillons à l’agonie des feuillages, au refus des pétales.

Ou celle, insistante, du printemps et de l’hiver, des saisons en général. Le printemps et ses verts luxuriants. Ses poussées extravagantes. Incontrôlées. Incontrôlables. Sa profusion – toute baroque – de matières. De feuillages. D’humus. De désir. L’hiver et son gel. Les glaces pétrifiant les choses et les êtres. Les saisons comme autant d’occasions, pour Foulon, d’exposer à nouveau sa « méthode » : s’il existe une langue printanière, une langue verte, qui se répand et qui crépite, une langue capable de « briser la serpe des élagueurs », il en existe au moins une autre. Froide. Blanche. Mesurée. Capable, mine de rien, de vous réduire le moindre élan à une simple « fiction ». À quelque chose de déjà vu et entendu. L’art du poète ? Maintenir le cap, en somme. Ne pas sombrer. Ne pas laisser le désir – cette étrangeté qui pousse à écrire – se perdre. S’étioler. Être un bourgeon giclant de vert, en somme, plutôt qu’un dur iceberg errant dans la noirceur de l’océan.

Ou, pour le dire avec les mots de Foulon :

Tout hasardeux qu’il soit, le sabre exécute des moulinets salutaires lorsque la passion, traquée par des humeurs chagrines, s’abaisse à ne paraître que fiction. L’enclume résonne alors d’un bruit ouvert jusqu’aux atomes. Froissé par un vent d’illusion, le corps s’englue dans le fer chaud du sens comme le glaive dans le fil du silence.

 

Pierre-Jean FOULON, Fresque baroque de mon désir, Thuin, Le Spantole, 2014, 44 p.