Le risque de la solitude

Daniel LAROCHE

hubin crans

Fidèle à ses choix antérieurs en matière de poétique et de thématique, Hubin publie deux nouveaux recueils : Crans et Rouleaux, d’une lisibilité toujours aussi ardue.

Tentons d’y voir clair. Ces livres montrent un auteur requis par une démarche opiniâtre, interminable, quasi obsessionnelle : mettre en doute systématiquement tout ce qui, aux hommes ordinaires, parait certain, vrai, fiable. Une de ses cibles est l’esbroufe qui nourrit notre société du spectacle et de la communication : « la promo, fiction molle, extensible de l’être » ; les médias, « urticaires virtuelles » ou « démocratie, version soft » ; les « stylites d’internet » ; la performance, « vieux spasme collectif » ; la « vogue de la mystique » et des « sous-philosophies », etc.  L’ironie s’étend aux experts de la santé mentale, au « scoutisme psychiatrique », aux « soldes psy », aux « métasophropsys », au grand Lacan soi-même, mais elle vise aussi les linguistes et leur fonction phatique, l’« onanisme » des études et des gloses, la « dyspepsie de sémioticiens », les Études rimbaldiennes, les ateliers d’écriture…  Bref, « la sainte communication, à passer partout, ne laisse de trace nulle part ».

La dubitation d’Hubin ne se limite pas à ces sarcasmes, sans quoi elle serait d’un intérêt médiocre. Plus profondément, elle met en cause le langage verbal lui-même – comme instance de stéréotypie, de « tautologie », et même d’« imposture » : il « fausse », « simule », « tombe d’usure », charrie « les coprolithes du concept ». Y a-t-il une langue autre que celle de l’explication, de la définition qui tue la chose, de l’axiome péremptoire, de l’appropriation ?  Une langue libre, libérante ?  « Dire crève d’être institution » ; dès lors, « parlant, qu’est-ce qu’on restitue ? »  Ainsi l’auteur justifie-t-il dans Rouleaux l’« insurrection contre la syntaxe, son ordre conjonctif, enclavant », rébellion que Crans pratique d’abondance. Les parties I et II juxtaposent en effet de petits « textes » qui sont plutôt des groupes de vocables sans continuité grammaticale, où les mots-outils sont surreprésentés : de, que, à, sans que, et, quand…  Ces fragments sont totalement énigmatiques. Peut-être y avait-il à l’origine des phrases cohérentes, qui ont été caviardées pour subvertir la tyrannie de l’ordre discursif. Surnagent, de ces ablations, des termes scientifiques (pariétal, anté-rétractile, chitine, abscisse, involution…), un riche lexique relatif à la fonction verbale, divers noms propres (Wittgenstein, Celan, Artaud, du Bouchet, Heidegger, Bonnefoy, etc.).

La suspicion vise encore la figure du « je » et sa fonction centripète : « votre vous parasite », « il n’y a pas de première personne », « j’ai très peu à voir avec moi », « même notre nom nous est étranger ». Assise originelle du sujet, le corps n’apparait guère qu’incomplet, manchot, hémiplégique ou boiteux, « un vide soudé, une désagrégation ». Pour Hubin, l’identité subjectale est un mythe aussi illusoire que la fidélité du langage au réel. Aussi ressasse-t-il le thème de l’absence en de multiples variantes : la mort, le trou, la privation, l’aphérèse, l’expropriation, le silence, l’ellipse, le retrait, tout ce qui fait défaut sous les leurres de la certitude ou de la plénitude. Seule échappe à sa défiance la musique de Ciconia, Dunstable, Scelsi, Varese, Janaček…  C’est sur ce grand fond de scepticisme envers la langue et le sujet d’une part, de conscience exacerbée du manque d’autre part, qu’Hubin mène une interrogation lancinante sur l’écriture et la nature de la poésie, « linge tissé du mort », pratique « abusive, non légitimée » où « les mots remontent contre leur destination ». « Presque tous les poèmes qui comptent s’arrêtent avant » et – citation de V. Novarina – « ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire. »  On s’en doute, inutile de chercher ici quelque définition, quelque proposition stabilisante : l’auteur récuse a priori tout ce qui clôture.hubin rouleaux

La méthode des phrases caviardées dans Crans vise assurément à rendre le texte inutilisable, irrécupérable. L’abus de mots rares produit un effet analogue, tout comme le recours au discontinu et à l’impropriété. « Qui a dit que le poème parle d’abord pour se faire comprendre ? ». Le poète est celui qui prend le risque de la solitude. Certes, un texte ésotérique peut sous-entendre « vois comme je suis savant », surtout quand s’intercalent des phrases – très claires, elles – comme : « durant plus de trente ans, dans ses lettres comme lors des rencontres, Gracq m’a suivi sur mon terrain ». Mais ceci n’enlève rien à la forte exigence dont témoignent en général Crans et Rouleaux.

Christian HUBIN, Crans, Fourmagnac, L’Étoile des limites, coll. « Parlant seul », 2014, 74 p.

Christian HUBIN, Rouleaux, Fourmagnac, L’Étoile des limites, coll. « Parlant seul », 2015, 119 p.

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