Reprendre chair

Un coup de coeur du Carnet
Vincent THOLOMÉ

piette

L’impossible nudité est un livre fort. Très fort. Très sobre aussi. Très sombre. Sans concession. Cent et sept poèmes le composent. Aucun ne cherche à séduire. N’enfile les « belles images ». Les métaphores. Aucun n’est un feu d’artifices. Ne pétarade.

Il s’agirait plutôt de notes.

Des notes comme autant d’entrées dans un journal sans date ni lieu précis. Même si Éric Piette nous fait aller, de Braine-le-Comte à Montréal, d’Amsterdam à un hôpital psychiatrique.

Des notes-poèmes saisis comme au vol pour saisir – un peu –, rendre compte – comme on peut – d’une traversée, d’une sale expérience.

Des notes-poèmes comme des trains de pensées qui filent vite. Des convois dont il ne resterait, en bout de course, que des persistances rétiniennes. Des éclats de lumières même plus là. Des notes, donc, des poèmes, pour dire, comme ils peuvent, la trace de ce qui fuit ou a fuité. De ce qui touche ou traverse l’esprit. De ce qui fait qu’il vibre, bat, vit et respire.

Des notes-poèmes comme des tâches éminemment poétiques mais pas simples à réaliser : nous vivons dans une prison, nous rappelle Éric Piette. Vivons parmi des leurres. Parmi des masques. La double tâche du « travail » poétique consisterait alors à ôter ces masques. D’une part, dans nos langues. D’autre part, dans nos vies. À aller voir ce qu’il y a derrière. Ce que nous sommes derrière. Éric Piette part d’un constat : nos mots comme nos actes, nos actions et réactions, nos émotions, nous viennent d’ailleurs. La plupart du temps, nous parlons, nous agissons, comme des automates. Donnons, à toute chose, à toute rencontre, amoureuse ou non, des réponses toutes faites. Nous débarrasser de ces réponses mécaniques, cesser d’être une machine, parler « vrai », parler « juste », « comme à nu », voilà ce qu’Éric Piette cherche à faire, en tant que poète.

Tâche difficile voire impossible, bien sûr, à réaliser : on ne sort pas aisément de la langue et des vieilles casseroles du passé qui nous encombrent. Cela demande beaucoup de vigilance. Cela nécessite de l’exigence. Cela peut rendre fou. Conduire, en tout cas, dans un asile psychiatrique. Être soumis à la chimie. Devoir reprendre pied. Rafistoler les bouts émiettés.

C’est de cette expérience, au bord des gouffres, dont témoigne lucidement L’impossible nudité. Il n’est simple de forcer sa « destinée ». D’en sortir. D’exister hors des sentiers qu’on a mille fois foulés. De s’inventer de nouvelles routes. Cela nous détruit. Éric Piette est encore jeune. À peine trente ans. Il écrit des choses comme celles-ci :

quel antidote existe

pour ne plus être emmêlé

dans la répétition des choses mortes

qui reviennent au plus près

nous tirer les cheveux

dans la direction opposée

à ce qui nous voulons

 ou comme celles-ci :

tu te réfères sans cesse

à toi-même

comment donc entendre

cette autre voix

même si elle te pénètre

au plus profond

Éric Piette s’interroge. Ses notes-poèmes sont les traces de son questionnement. Les traces d’un homme à la recherche de ce non-lieu. De cet endroit insaisissable qu’aucune ville ou pays traversé, aucun visage, aucun ami, ne contient. Véritable plongée en apnée dans les affres de la condition humaine, L’impossible nudité ne rassure pas. Ne cherche pas à le faire. Ne propose aucune voie. Aucun modèle. Aucune piste à suivre. N’est que le journal, très personnel, d’un homme émietté. Est, à sa façon, lucide et méthodique, quasi chirurgicale, un régal.

 Éric PIETTE, L’impossible nudité, Le Taillis Pré, 2014, 142 p., 14 €

♦ Eric Piette parle de L’impossible nudité au micro d’Edmond Morrel pour espace-livres.be