« La lente chute de la banalité »

Isabelle BALDACCHINO, Les Blondes à forte poitrine, Louvain-la-Neuve, Quadrature, 2015, 118 p., 15€ / epub : 9,99 €

baldacchino

Clap première : « Ce soir aussi, elle entre dans le bar. Elle y va chaque semaine écouter la musique, écouter les piliers, écouter les verres plaqués sur les tables, les conversations sans mots, les rires, les bourdonnements des voix. » Ana s’installe sur une chaise haute près du zinc, vigilante quant à sa posture, très apprêtée pour parer aux stigmates de l’âge. Silencieuse, elle enfile les Martini, observe les clients, s’enfonce doucement dans les vapeurs de l’alcool et de pathétiques fantasmes.

Clap deuxième : une grand-mère aux fesses rivées à un fauteuil roulant et emballées dans des couches-culottes, s’époumone dans un enfermement abyssal : un Locked-in Syndrom qui transforme ses pensées fielleusement claires en une régurgitation absconse de l’extérieur. Au grand bonheur (ignoré) de sa fille lui prodiguant les soins que lui intiment les conventions. Clap troisième : les conventions, justement… Chape de plomb sociétale aussi puissante que les diktats de la mode. L’observance des principes lagarfeldiens engendre complexes et régimes yoyo, tout en favorisant l’épanouissement des Cruels qui aiment les Laides, et « les connes aussi. Ouf. Les Un peu cruches, les J’ai pas compris. Les Je ris trop fort. Les agressives, les Qui se méfient. » Ces anorexiques du cœur ferrent leurs proies lors d’une danse ou d’un chat sur un site de rencontres, s’étourdissent de leurs péroraisons et les dévorent de (dés)illusions. Une perversité comme une autre…

Tapin ou garce conjugale, beauté sur le retour ou amputée du sein, ventre vide ou mère sacrificielle, les créatures des Blondes à forte poitrine ne sont peut-être pas des peroxydées aux formes opulentes, mais la vie les a bel et bien toutes frappées et fripées. Un peu déglinguées. Face aux coups du sort, certaines recherchent des yeux désirants afin de les légitimer (enfin), d’exorciser la solitude, la laideur et l’insuccès. D’autres éructent leur amertume, vitriolent leur décevante progéniture ou leur abominable ascendance, implosent de rage dans des « réunions familiales » ou lors de strip-teases létaux. Et toutes se taisent tandis que leurs prunelles, passant du voile à l’étincelle, en voient « des choses et des gens […] Des hommes qui cassent leur poupée, des vieux qui regrettent leur jeunesse, des jeunes qui veulent grandir trop vite, des grandis trop vite qui retombent en enfance, des malheureux, des taiseux, des silencieux, des amoureux ».

Car les hommes trimballent, eux aussi, leur dose de noirceur. L’un se confronte à l’Absurdité (majuscule) par le choc répété d’une rencontre avec une chaise à la fois singulière et multiple. L’autre est un « Petit Poucet dans le corps de Moby Dick », pétaradant autrefois dans les rues de Wasmes et à présent éteint dans un institut. Sans compter Jules, s’enfonçant quotidiennement dans les entrailles opaque de Marcasse, et ce fils qui danse intérieurement sur la tombe de sa Folcoche, et la cohorte de ceux qui se voient réduits à la taille de leur pénis ou de leur stylo…

En dix-neuf nouvelles, Isabelle Baldacchino tire le portrait d’une humanité occidentale malade. La cause de ce déséquilibre généralisé ? La carence affective : « Ça laisse toujours bancal, le manque d’amour, c’est con à dire mais c’est bien vrai. Tu te retrouves avec des clous sous les pieds et y a que toi qui le sais. Ça te fait mal de marcher, surtout quand tu vois que la route est longue mais t’avances. Tu te plains jamais. » Ces hommes et ces femmes sont sondés dans leur intimité la plus nue, trifouillés par une plume-scalpel trempée dans une encre acide. Baldacchino ne craint pas la férocité et carpaccionne en fines tranches les existences d’individus ne possédant ni la dégaine ni l’étoffe de héros. Les protagonistes se (dé)battent plutôt avec leurs démons et un tenace sentiment d’abandon. Ils crient muettement leur incompréhension de ce monde qui les frustre et dont les contours n’épousent pas ceux d’un happy-end. Les plongées fictionnelles de Baldacchino ne manquent pour autant pas de sensibilité ; leur piquant provient au contraire d’un excès de ressenti épidermique. Toutefois, bien que l’outrance soit présente (et parfois flamboyante), elle se trouve très vite désamorcée par un humour mordant et des formules d’une sincérité désarçonnante. Ainsi, l’ensemble, parcouru de tons et de techniques narratives divers, affiche-t-il une solide cohérence – qui ne tient pas qu’aux glissements d’une nouvelle à l’autre par le biais d’un procédé ingénieux – et porte-t-il l’empreinte d’une légèreté certaine. Deux qualités indispensables à la mise en mots de « la lente chute de la banalité »…

Samia HAMMAMI

♦ Lire un extrait des Blondes à forte poitrine proposé par les éditions Quadrature

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