Eva KAVIAN, Je n’ai rien vu venir, Neufchâteau, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2015, 128 p., 13 €/ePub : 9.99 € ISBN : 9782874893254
La grande précarité est longtemps restée une composante laissée à l’écart du monde littéraire. Sans doute en raison de la méconnaissance de cette réalité singulière et complexe. Force est de constater que c’est de moins en moins le cas. Notre compatriote Patrick Declercq avait donné le ton en 2001 en publiant Les naufragés (collection Terre humaine, Plon) dans lequel il décrivait l’univers des clochards parisiens. Et tout récemment, Xavier Deutsch nous a livré un récit (Vingt centimes, Couleur livres, 2015) qui aborde aussi cette réalité au travers du destin d’un personnage.
Avec Je n’ai rien vu venir, Eva Kavian réunit une palette de protagonistes autour de Jacques De Rider, 68 ans, qui frappe à la porte d’une maison d’accueil car il vient de quitter son logement faute de perspective de pouvoir encore en payer le loyer. Cet homme à la frontière de la grande précarité, à qui se pose déjà le problème de trouver où dormir, de quoi manger et se vêtir, n’a pas pourtant pas un itinéraire fort distinct de la plupart de nos semblables. Mais il est seul et le basculement qu’il vit, qui résulte aussi d’une lente phase dépressive, fait qu’il n’est plus en mesure de prendre son sort en mains. Avec lui, nous allons percer une part du mystère de la précarité envahissante, celle qui vous amène à ne plus pouvoir rencontrer vos besoins vitaux. Nous approchons la montée des peurs sournoises, la promiscuité insoutenable des chambrées de fortune, l’enlisement des dépendances, les dérives accentuées par l’absence d’espoir, les rivalités et les coups fourrés. Chaque compagnon de chambrée a son histoire propre, ses secrets, ses manies, ses élans et ses rechutes. Pour la plupart, l’autonomie est un but lointain. Pour Jacques, la pente à remonter n’est pas trop raide et l’espoir renaît. De quoi remonter le moral des travailleurs sociaux dont le roman reprend des bribes des rapports quotidiens, ajoutant le prisme de leur vision de professionnels. C’est sans doute dans sa description fine et sensible du vécu quotidien des personnes précaires, nourrie sans doute d’une documentation fournie, que cet ouvrage marquera les esprits. Il démontre à merveille l’enchevêtrement des difficultés qui empêtrent l’existence des personnes en situation de grande pauvreté tout en rappelant utilement que leur histoire est unique et qu’elles n’ont le plus souvent rien vu venir.
Thierry Detienne
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