Où l’on témoigne lucidement d’un monde qui déprime

Yves TENRET, Faire dépression, Mulhouse, Mediapop, coll. « Sublime », 2015, 272 p., 18 €

tenretPeut-être qu’il serait utile, en lisant Faire dépression, de garder à l’esprit deux faits « réels » qui n’apparaissent pas en tant que tels dans cette « fiction » : d’abord, se souvenir qu’Yves Tenret, depuis peu à la retraite, a été, durant bon nombre d’années, professeur en littérature aux Beaux-Arts de Mulhouse ; ensuite, Faire dépression a un double : Faire impression, ouvrage paru il y a quelques années aux Presses du Réel, livre collectif relatant l’histoire, la « philosophie » à l’œuvre dans cette école d’art côtoyée par Tenret.

C’est que Tenret n’a pas son pareil pour relever des dessous de table. Non pas la « vérité vraie » (l’auteur est tout sauf un donneur de leçons). Ni l’« histoire véritable de l’Académie des Beaux-Arts de Mulhouse » (Tenret situe d’ailleurs sa « fiction » à Bledsheim, autrement dit à Cul-du-Monde. Bledsheim ! Tout un programme, ce nom !). L’ouvrage grouille plutôt de petits faits mesquins, de crises d’ego, d’échecs cuisants, de futilités, de folies et de fêtes, de revirements de lignes de conduite, de petites guéguerres entre profs ou élèves, de snobisme provincial généralisé.

Le choix de l’auteur pour nous présenter tout cela ? Écrire un livre de témoignages. Un ouvrage où se croisent, s’enchevêtrent, se répondent et se contredisent les avis et opinions des élèves, du corps enseignant, des quatre derniers directeurs et du personnel administratif. En résulte ainsi une « fiction » où tout est dit et son contraire. Où la véracité de ce qui est dit importe nettement moins que la manière dont tout cela a été vécu par les 472 protagonistes de l’affaire. Faire dépression est une polyphonie de rancoeurs, de blessures à vif, de réussites modestes. Et Bledsheim, le théâtre des opérations, est un plateau où chacun, à sa façon, se met en scène. Certains « jouant » cyniquement à l’artiste. Ou prenant « la pose adéquate ». Celle qui fait mouche. Celle au goût du jour. D’autres « jouant » littéralement leur peau. Hantant, perturbés ou écorchés vifs, les couloirs. D’autres encore jetant, a posteriori, un regard distant sur ces années d’études (ou de non-études, selon les avis).

Bien sûr, en tant qu’ancien prof des Beaux-Arts, Tenret ne se contente pas de nous donner à lire une comédie « humaine trop humaine ». En-dessous des relations complexes et diverses entre les protagonistes, se dessine, en filigrane, une histoire des écoles d’art. Histoire fortement liée à la personnalité des directeurs successifs. À celle des professeurs. À la politique culturelle de l’époque. À la mode et au goût du jour. Tenret ne tourne pas ici autour du pot :

Personne ne rit, ni ne se bat, écrit-il, dans ces boxons de mes deux… On façonne des normalisés. C’est le triomphe des béni-oui-oui et de la docilité. À l’évidence, moins il y aura d’école plus il y aura d’art. Et c’est cette évidence qui passe mal. Les dures lois du marché sont en train de déchirer l’un des plus charmants oreillers de paresse qui avait réussi à leur échapper. Quand on savait rien faire et qu’on n’en avait rien à foutre, quand on était très tôt nanti d’une belle sensualité ou d’un esprit torturé et indépendant, on allait aux beaux-arts. Eh bien, aux beaux-arts, nous n’irons plus jouer. C’est fini. À présent, faut produire, penser, s’instruire, ne pas être un sale petit ingrat qui essaie de mordre la main qui lui grattouille paternellement la joue. 

Produire. Lois du marché… Difficile de ne pas entendre, en écho pas si lointain, la dure et sinistre voix de l’époque où nous vivons, jeunes gens, jeunes filles ! Difficile de ne pas lire, au-delà de cette « fiction » qui pourrait, a priori, n’intéresser que les « initiés », que ceux et celles qui traînent, ou ont traîné, un peu ou beaucoup sur les bancs des écoles d’art, comme un témoignage lucide et percutant sur notre temps…

Vincent THOLOMÉ