Tic-up, Tic-down

Un coup de coeur du Carnet

Nathalie NOTTET, L’Envers des pôles, Neufchâteau, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2015, 120 p., 12,50€/ePub : 8.99 € 

nottetCertains univers tiennent à distance, empêchent la projection, l’empathie. Les troubles psychiatriques, tout de contours mystérieux et de profondeurs insondables, sont de ces contrées dont nous souhaitons qu’elles nous demeurent inexplorées. Si chez l’Autre, l’altérité est fascinante quand elle prend les dehors d’une culture inconnue ou d’un Ailleurs fantasmé, l’altération déroute et amène au retrait – voire au rejet – lorsqu’elle s’apparente à un déséquilibre du psychisme, imputable à un facteur biliaire, humoral ou chimique, suivant le regard médical qui y est porté.

Avec L’Envers des pôles, Nathalie Nottet propose une immersion complète dans le logos d’une patiente internée pour « bipolarité de type 1, anciennement appelée maniaco-dépression. Pas de type 2 aux formes atténuées. Suis dans le tout ou rien, comme disait mon père. Pas de demi-mesure. Sauf pour mes mi-graines. Mon logiciel intérieur a buggé. La faute à qui ? Aux gènes ? » Ici, pas de dénonciation militante des conditions d’hospitalisation ou des pharmacopées massives, mais bien une plongée dans un esprit souffrant. In medium spiritum.

« Vite plonger mon nez dans quelques vocables étymologiques, manie du latin mania, la folie, une exaltation permanente dopée d’une énergie grandiose, d’un sentiment de toute puissance ; dépression du latin depressio qui signifie enfoncement, abaissement. » Une pathologie qui reste délicate à étiqueter, à soigner, à supporter. Elle s’abat sur un individu et le fait osciller entre deux pôles, avec l’intangibilité d’un métronome clinique : tic-up, tic-down, tic-up, tic-down… Voilà ce qui est la cause de l’isolement de Léa, une quadragénaire établie (professeur à la Fac’ de Philo, épouse et mère de deux filles) qui a vu sa vie s’effilocher au fil de ces étourdissantes variations de l’âme et de leurs manifestations en sons et en silences. De la difficulté de maintenir le cap sur une mer intérieure déchaînée…

Après avoir provoqué et essuyé de violentes tempêtes, Léa, spécialiste de Spinoza (« Si vous voulez que la vie vous sourie, apportez-lui d’abord votre bonne humeur ») échoue au ban de la société, de sa famille et de son mariage, dans une aile d’aliénés. Ses journées – ce terme est-il opportun quand le temps se dilue et s’interrompt dans une même perte ? – sont entrecoupées de Comment ça va, ce matin ?, de visites d’un entourage embarrassé, de potions médicinales, de séances d’ergothérapie où « on tricote bien, cloue bien, ficelle bien », de groupes de parole et d’entretiens à huis clos, de « ce bruit incessant des portes et clés qui cognent les mélancolies ». Ces ponctuations asilaires se noient dans d’interminables heures coincées dans une chambre partagée (un rideau délimitant les intimités et laissant filtrer les rires, les râles et les râleries), dans un moi déglingué où se (ré)percutent les pensées en balles magiques. Subir ou faire subir, c’est le renversement copernicien qui s’opère dans ce quotidien à endurer en mode automatique (tic-down) ou à exploser en exubérances dévastatrices (tic-up).

Il faut le préciser : L’Envers des pôles est une expérience dense, saturée. Ne forçant pas le trait (pas de pataugement dans le glauque, ni d’insistance sur le scabreux ou de voyeurisme déplacé) et évitant tout pathos, Nottet fait « simplement » entendre une femme en détresse. Dans ce récit en trois mouvements distincts, le parti pris de la focalisation interne confère tant ampleur que sobriété aux mots et aux maux. Le flot de pensées – hurlées ou étouffées – de Léa submerge le lecteur et permet d’appréhender l’énigme de cette affection mentale si souvent galvaudée à une époque où tout le monde est susceptible d’être catalogué borderline.

La singularité de la démarche de Nottet consiste à interroger le langage, qu’elle pousse dans ses retranchements. Son texte est ainsi émaillé d’adages populaires, de refrains familiaux, d’injonctions culpabilisatrices, de slogans sociétaux, de proverbes éculés, de métaphores ressassées, de phatiqueries fatigantes et de glissements sémantiques :

Je t’ai obéi, à toi, la petite psy toujours endimanchée, j’ai pris la parole et ne suis plus prête à la rendre, à toi de recoudre l’âme des autres qui regardent leurs pantoufles roses, la tête ballante, le regard égaré à mille lieues de cette salle. Le silence vaut de l’or, te voilà riche du poids de la tristesse des yeux des autres. Je me lève, les mots me saoulent, l’abstinence n’est plus, adieu les silences anonymes, je sais que les deux infirmiers vont bientôt rôder dans mes entrailles. Je crache au passage sur l’affiche Allô 107, la psy semble avoir laissé traîner son cerveau au vestiaire, elle reste sans voix. Normal, j’ai pris la parole.

Le style de Nottet, tout en fourmillant de trouvailles puissantes et poétiques, gronde, s’électrise, se hache, se délite ou coule selon l’humeur de Léa. Plus encore, il porte une voix qui s’immisce en nous sans que nous puissions, ni ne voulions, l’ignorer. C’est en cela que L’Envers des pôles est une œuvre empreinte d’humanité : elle jette une passerelle vers un Autre qui nous paraît dès lors plus proche malgré sa radicale étrangeté…

Samia HAMMAMI