La rage au coeur

Rose HANON, Démissions, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2015, coll. « Place publique », 128 p., 11 €

« Engagée. Encagée. Enragée, aussi. »

Ainsi se présente d’entrée de jeu Rose Hanon, jeune prof de français, c’est-à-dire, commente-t-elle drôlement, au milieu de l’échelle invisible qui, à l’école, va du prof de math, en position dominante, au prof de gym (pardon, d’éducation physique). Dans un petit livre tranchant, Démissions, elle nous fait vivre son expérience, celle d’une jeune femme qui pensait : « enseigner, c’est changer le monde ». Ardente conviction qui lui donnait des ailes, mais qui se heurte à la réalité, soit « l’école du maintien de l’ordre du monde comme il tourne et doit tourner ».

Pourtant, combien elle voudrait les persuader de l’importance et même du plaisir d’apprendre, de connaître, pour se construire libres, autonomes, ses élèves adolescents qu’elle appelle « mes petits poissons ». Et qui se révèlent parfois des piranhas dans l’école poubelle, en rase campagne, où elle rallie chaque jour sa classe comme on monte au front.

Mais qu’attend d’elle l’institution ? La réponse est sans fard : « Le professeur professait. L’enseignant enseignait. Le prof, lui, il diplôme, inlassablement. Il diplôme selon les directives chiffrées des ingénieurs qui tombent du ciel : nonante pour cent au certificat d’étude de base, quatre-vingts pour cent au bac ».

Ou encore : Le professeur corrigeait. Désormais, dans les textes officiels, il « évalue ».

Le Savoir, clef de compréhension et de transformation du monde, s’est vu retirer sa majuscule et remplacer par le mot « compétences ».

Et l’auteur de dénoncer avec une allégresse vengeresse l’APC (l’approche par compétences), censée stimuler l’égalité des chances, qu’elle définit comme « la pédagogie de la coquille vide ». Finis les contenus, vive la communication ! Le cas échéant, on communiquera sur ce qu’on ne sait pas… !

D’ironiser avec une impertinence réjouissante : « Pour la mascarade démocratique, en formation, on préconise aujourd’hui la correction au bic vert, prétendu moins traumatisant pour les enfants par les pédagogues progressistes ».

Mais comment maintenir le goût de l’effort, de l’étude, quand l’air du temps recommande d’apprendre en jouant, envisage de supprimer devoirs et leçons au profit des loisirs, de l’épanouissement sans contraintes ?

Malgré la désillusion, l’amertume, l’amour du métier et l’enthousiasme palpitent encore, particulièrement lorsque Rose Hanon évoque son bonheur impatient au moment de lire les dissertations de ses « petits poissons », où elle espère toujours débusquer des trouvailles, un trésor…

Mais la tristesse l’emporte. « Une tristesse désespérée, destructrice, nihiliste. »

On voudrait y croire encore, comme elle y a cru : à la mission émancipatrice de l’école. On voudrait encourager ce professeur qui avait tant envie d’éveiller, de donner, de partager, à persévérer ; lui dire que la partie n’est pas perdue, qu’il ne faut pas renoncer.

Trop tard, le titre de son livre ne nous laissait guère de doutes. Et l’épilogue ne nous surprend pas : Rose Hanon a démissionné.

Mais n’est-ce pas aussi, surtout, le système éducatif qui a démissionné ?

Cri d’alarme ? Constat d’une lucidité décapante ? Tableau caricatural ? À chacun d’y réfléchir.

En ce temps où l’école suscite comme jamais questions, débats, controverses, cette voix frappe par sa sincérité. Émeut par sa colère douloureuse, à la mesure de son engagement.

Francine GHYSEN