André-Marcel ADAMEK, Le Plus Grand Sous-marin du monde, postface d’Amaury de Sart, Bruxelles, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2015, 224 p., 8,5 €
À lire ou relire Le plus grand sous-marin du monde d’André-Marcel Adamek dans la nouvelle édition d’Espace Nord – augmentée d’une postface puissamment analytique d’Amaury de Sart –, on croit voir la haute silhouette de l’auteur coiffé de sa casquette de loup de mer, déambulant dans cet univers portuaire et fantasmatique qui lui était aussi cher qu’à Mac Orlan. Un univers propre à peupler son imaginaire d’une collection de personnages divers et singuliers comme les débris précieux ou dérisoires charriés par l’Atlantique sur les sables de Saint-François-le-Môle, cette cité balnéaire en plein déclin. Ici, la pollution a tué toute prospérité, grevé lourdement l’activité touristique, et la casse des vieux bateaux est désormais la seule ressource dont le bénéfice revient presque exclusivement au nabab local, Constantin Pouparakis, richissime ferrailleur grec qui exploite la population. Celle-ci n’a de recours qu’auprès du très sourcilleux « proviseur des pauvres » qui n’accorde une aide publique maigrelette qu’aux seuls citoyens dont la moralité est avérée. Difficile donc de vivre sans s’endetter. Bref, c’est la crise dans toute sa rigueur et faut-il préciser à quel point ce roman publié voici quinze ans reflète une réalité encore plus proche de nous qu’à l’époque de sa sortie. C’est au bistrot La Méduse, tenu par la Goulette, une secourable Madelon, accueillante à toutes les détresses, toutes les soifs et tous les désirs, que se croisent la plupart des acteurs du récit. Et, entre autres, Max, un intoxiqué lexicologique, vivant dans une profusion de dictionnaires et pour qui les mots sont comme des acouphènes nourrissant et pourrissant à la fois sa vie précaire (« Il voyait les troupeaux de mots dans un sillage ombrageux, harcelés par des meutes en délire »). Ou encore : Gil, le plongeur généreux, très épris de Piou, sa femme, dont il laisse les amis disposer selon le bon plaisir de cette anorexique qui ne rêve que de devenir mannequin ; Tone, un colosse sommaire tatoué et troué d’épingles ; Kim, la fille en cavale qui a fui l’univers de ses milliardaires de parents pour tomber dans le piège amoureux tendu par l’affameur Pouparakis ; Buffalo le déprimé chronique, sans oublier les Tatars et autres Ouzbeks qui désossent les épaves. Une collection de personnages parfaitement hors normes (et très symboliques aussi, comme le souligne Amaury de Sart dans sa postface), tous mus par des instincts poétiques susceptibles de s’exprimer pour le meilleur et pour le pire, alors que leur étrangeté même, voire leur déterminisme, les nimbe d’innocence. On pense, à cet égard, aux personnages les plus touchants des romans de Dhôtel. C’est dans ce contexte hétéroclite et saumâtre de Saint-François-le-Môle qu’arrive, non sans peine, le Saratov, un des trois sous-marins les plus grands du monde construits par les Russes et que sa navigabilité plus qu’aléatoire a voué à la casse. Un pactole en vue pour Pouparakis, mais qui lui échappe, la municipalité ayant finalement décidé de consacrer ce monstre à l’instruction des touristes en matière de submersibles. Ce qui va petit à petit faire mûrir un rêve d’évasion à la fois grandiose et insensé chez quelques-uns des habitués de La Méduse – dont ceux qui, grâce à leurs nouvelles fonctions pédagogiques, ont accès au Saratov moins désarmé qu’il n’y paraît.
Le dénouement est, lui aussi, grandiose et, si tragique qu’il soit, porteur (notamment par l’ultime dialogue entre Max et Kim restés seuls dans la soute du sous-marin en perdition) d’une vision salvatrice de l’incertaine condition humaine. Une vision à la fois mélancolique et espérante dans la mesure où ce sont avant tout la fraternité et la force du rêve qui font la grandeur de l’homme, même si la dure réalité en vient souvent à les décevoir.
Amaury de Sart :
Dans ce voyage sans autre issue possible que la mort, où la soif de liberté les entraîne vers un point de non-retour, une nouvelle forme de mise en abyme émerge : un ultime espoir aux relents d’éternité, incarné par la solidarité la plus simple de deux personnages qui se sont entraidés de bout en bout, et qui jusqu’au dernier moment tairont la mort.
« Mort », ce mot que Max, le possédé du dictionnaire, refuse pourtant de prononcer et qui hante le superbe final d’Adamek :
…un mot noir et pur comme une larme d’encre sur la page muette. Il a déjà investi le sanctuaire étroit et avance en ouvrant les ailes.
Ghislain COTTON
♦ Lire un extrait du Plus grand sous-marin du monde proposé par Espace Nord