Jean-Jacques VANDER, La Voie des profondeurs, Neufchâteau, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2015, 232 p., 15 €/ePub : 10.99 €
La Voie des profondeurs ? Un de ces livres d’apparence simple qui, mine de rien, entraîne loin ses lecteurs. Très loin même. Ça commence banalement, croirait-on, par la « bête » histoire d’un couple en désamour. Avec d’emblée, toutefois, dès la première page, un ton :
Le prénom officiel de ma femme est May Li mais elle ne répond qu’à celui de Mayrick. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi […]. De corpulence athlétique, mon épouse ressemble à une fameuse lanceuse de poids germanique dont elle partage aussi le faciès franc, les cheveux raides et une tendance à renifler.
On se dit que, shazam !, nous voilà plongés dans la chronique pince-sans-rire d’un amour qui se meurt mais non. Pas du tout. On comprend très vite que tout cela n’est que le point de départ d’une « chute », d’un « déclin » tant social que moral : le narrateur est au chômage, n’a aucune envie de se remettre au turbin, de participer à nouveau à la grand messe du travail, décide volontairement de se retrancher, de se terrer, jusqu’à dix heures par jour, dans le ventre réconfortant d’une armoire.
On se dit alors que nous voilà devant un roman à caractère social, voire politique. Et il y a ici de bien belles pages contre notre société de consommation, par exemple : les visites du narrateur au supermarché sont d’ailleurs hilarantes. D’autres pages, sur la vie des parias, des sans-abris, des laissés pour compte, font froid dans le dos. Mais La Voie des profondeurs ne se contente pas de brosser le portrait d’un homme qui déchoit, glisse peu à peu – de façon quasi consentante – du statut de Monsieur-comme-tout-le-monde à celui, peu enviable, de miséreux misérable.
C’est que La Voie des profondeurs serait plutôt du genre à brasser les genres, passant sans accroc du roman de désamour au roman social, puis à l’anticipation – tout cela a lieu dans une trentaine d’années, quand nos sociétés auront, elles aussi, chuté, minées par le réchauffement climatique, la montée des eaux, etc. –, au fantastique, au récit d’aventure, au conte philosophique, au roman presque métaphysique, voire psychanalytique, etc. Ça aurait pu être indigeste. Mais non. Jean-Jacques Vander fait plutôt preuve d’une grande maîtrise. Mène avec art son récit. Glisse d’un genre à l’autre et nous entraîne sans réticence à suivre le narrateur dans sa « quête » – car, oui, il y en a une : chercher un monde meilleur, littéralement sous celui-ci, dans le ventre de la Terre.
Dans le ventre de Bruxelles.
Comment y accéder ?
Très simplement, pardi ! Il suffit de descendre dans le métro. D’explorer les salles à l’abandon. Les boyaux inutilisés. Il suffit de chercher les failles. D’emprunter les fissures. De descendre plus encore. De trouver ce monde de cavernes grandioses. De descendre plus encore. Dans les terrae incognitae du tout en bas.
Impossible, bien sûr, de lire La Voie des profondeurs sans penser à Jules Verne ou à Edgar Poe. Les pages où le narrateur et son comparse Jacques quittent le monde de la surface pour se perdre tout en bas en ont le « charme », le goût et la précision quasi scientifique :
Les premières nuits, je dormis mal, balloté entre des cauchemars de type claustrophobe. Je marchais dans une galerie, mes pieds écrasaient de multitudes d’ossements où parfois je reconnaissais un crâne humain (…) Malgré la fraîcheur, la sueur ruisselait sur mon visage, les parois du tunnel suintaient d’humidité (…) La galerie était le conduit digestif d’un énorme serpent, j’allais finir pourchassé par des globules blancs, broyé par les mouvements péristaltiques, digéré par des jets d’acide biliaire.
Impossible aussi, comme les classiques Verne, Poe et (mais oui !) Edgar P. Jacobs, de ne lire tout le temps cette quête qu’au premier degré : au-delà des « aventures » dans le monde des cavernes, il y a le désir d’un homme décidé à adresser un pied de nez à son ombre. Décidé à enfin agir. À sortir enfin de sa fatidique immobilité. À descendre pour remonter la pente, en somme. À se dépouiller, tant physiquement que moralement, des masques et des carcans sociaux. À retrouver ainsi des terres vierges. D’insoupçonnés paysages. Des prairies où vivre au grand air.
Roman avant tout initiatique, La Voie des profondeurs peut ainsi se lire comme un appel à « chuter » puis à renaître. À reprendre vie dans un cri. Comme un bébé. Un appel à vivre, comme le Zarathoustra de Nietzsche, au plus près de la terre. Je veux dire : au plus près de notre nature humaine.
Vincent THOLOMÉ