Pierre POSNO, Juste pour un instant, L’Arbre à paroles, 2015
Qu’on ne s’y trompe pas : Juste pour un instant n’a rien d’un journal de voyage. Rien non plus d’un livre où un homme, Pierre Posno, nous inviterait à suivre en troupeau sa « voie », celle de « la-vraie-vie-bien-sûr-comme-il-conviendrait-qu’elle-aille ». Juste pour un instant n’est qu’un recueil de poèmes. Tout simple. Sans chichis. Où un homme, un poète, tente une expérience de langage : arriver en quelques mots – vraiment peu – à nous faire sentir, à nous, lecteurs, lectrices, tous les effets d’une expérience bien réelle celle-là.
Laquelle ?
Celle-ci, pardi : se frotter au monde dans ce qu’il a de plus nu et de plus rêche, de plus radicalement hostile – en apparence du moins.
Tout discret qu’il soit, il faut tout de même le dire : Pierre Posno est de la trempe des grands explorateurs. Des coureurs de monde. En 1959, à 19 ans, il traverse en solitaire l’Arctique européen. Il séjournera ensuite plusieurs fois chez les Saames de Laponie. Gravira les plus hauts sommets d’Europe.
Ce que cela a à voir avec sa poésie ?
Pas grand chose, en fait. Si ce n’est qu’en feuilletant son dernier recueil en date, on ne cesse de penser à ces expériences « extrêmes », à ces confrontations – ou connivences ? – avec le froid, la neige et la blancheur. Comment ne pas songer aux steppes givrées, aux banquises, devant ces pages si explicites ? Toutes celles de gauche ne sont-elles pas immaculées comme une neige fraîchement tombée de la nuit ? Toutes celles de droite – à de notables exceptions près – ne portent-elles pas à peine quelques mots, comme autant d’empreintes ponctuant le grand blanc ?
J’imagine ceci : en 1959, l’expérience solitaire du Grand Nord, loin des bruits et de la « civilisation », c’était tout de même autre chose qu’à notre époque. Aucune balise GPS pour nous donner le cap. Aucun gentil guide pour nous apprendre à marcher dans le blanc. Aucun GSM pour appeler à l’aide. J’imagine que cela donnait le furieux sentiment de toucher, là, à quelque chose d’essentiel. De premier. De fondateur. De primordial. J’imagine qu’on n’en revenait pas indemne. Qu’il y avait, là, quelque chose d’un choc. D’un ébranlement.
Comment ensuite rendre compte d’une expérience aussi fondamentale ? Avec quels mots ? De quelle manière ? Comment en parler ? Comment l’écrire sans ajouter du bruit aux bruits ? Est-ce possible d’ailleurs ?
Il y a trop de bruit dans l’univers
J’impasse
Je ne passerai pas
Je m’abîme
Comment déchirer le voile des mots ? Cet écran qu’ils dressent entre nous et le monde ? Comment briser le flux des paroles ? Le bruissement des mots ? Comment rendre compte de ces régions incertaines où l’on vit et apprend intuitivement par le corps ? Où les mots sont plutôt des prédateurs, des empêcheurs de vivre en rond ? Toujours prêts à la ramener. À faire leur show. À parader en belle livrée. En perroquets bariolés.
Il existe peu de nomades
Au pays des langages
On pourrait lire Juste pour un instant comme une tentative de dire malgré les mots, ces animaux qui aiment à se serrer les uns contre les autres, qui embrouillent la tête pour ne pas avoir à dire. « Les mots se forment / Et se déforment », nous dit encore Posno. Les mots forment aussi et déforment. On pourrait aussi lire Juste pour un instant comme une danse. Une tentative d’apprivoisement. Fait d’allers et de retours. Une lente approche pour ne pas effaroucher. Afin de, malgré tout, parvenir à dire, un peu le cœur même de l’expérience et de laisser alors revenir
Juste
Pour un instant
[…]
Le temps des phrases longues
Qui, comme des algues flottantes
Sans attache
Existent sans être
Ne sont ni prose ni poésie
Ne scandent aucun des rythmes anciens
Ni contes des mille et une absences
Il y a belle lurette que Pierre Posno ne court plus sur la pelure du monde – enfin : je suppose –, belle lurette qu’il nous est revenu – physiquement du moins – du Grand Nord. N’empêche : il a encore, à sa façon discrète, à mille et une lieues du ramdam du monde et des mondanités, bien des choses à nous dire. Il y a des expériences singulières et solitaires qu’il est bon d’encore et toujours faire entendre. Fût-ce pour nous rappeler que, fondamentalement, être au monde, c’est, peut-être, d’abord et avant tout, se frotter à lui. En faire l’expérience la plus rêche. Puis la redire de temps à autre. Sans chichis. Sans manière. Sans artifice.
Vincent THOLOMÉ