L’art de voir double

Un coup de coeur du Carnet

Thierry HORGUELIN, Nouvelles de l’autre vie, Montréal, L’Oie de Cravan, 14 €, ISBN : 9782922399998

horguelinThierry Horguelin, le plus british des citoyens de la République Libre d’Outremeuse, nous revient après un large détour par Montréal. Son recueil Nouvelles de l’autre vie, édité par l’enseigne au nom énigmatique L’Oie de Cravan, s’annonce en quatrième de couverture comme « l’exploration de quelques labyrinthes ». Égarement garanti.

L’ouverture est toute borgésienne, dans la mesure où « Mon double et moi » jouit du double statut de fausse préface comme d’histoire inaugurale ; où l’auteur – frêle figure, fragile instance s’il en est, aujourd’hui – se fait littéralement doubler par son Doppelgänger qui lui pique femme, réputation, biens et destinée… Le malheureux dépossédé de sa vie se voit acculé à l’entourloupe ultime : dérober l’œuvre de ce reflet saprophyte.

« Positions dans l’espace » se veut une déclinaison logarithmique des mouvements, déplacements, percussions et surgissements de possibles que suscitent trois individus (résumés par leurs initiales, comme en toute équation digne de ce nom) dans un aéroport à l’occasion de retrouvailles. Une écriture froide, mais non dénuée de charme, se met en place. La rencontre d’un scalpel et d’un pain au chocolat fantasmé sur un tableau horaire de vols internationaux.

 Conjuguées à tu et à vous, ces proses désagrégées / réagrégées constituent autant de clins d’œil tout personnels à la galerie d’auteurs à contraintes et de formalistes virtuoses dont Horguelin, lecteur insatiable, a su faire son miel. On y croise Calvino, Auster, Butor, Saer, Perec, mais qui ne sont jamais décalqués ni imités ; Horguelin a plutôt poli un jeu de lentilles adaptées à la dioptrie de ces aînés et il s’amuse à les placer, tour à tour, entre notre œil et chaque page. Vicelard, l’ophtalmo, qui vous taille ainsi une paire de lunettes de deux kaléidoscopes. Et dandy au point qu’il serait bien du genre à porter un monocle à chaque œil…

Mais sont-ce vraiment là des « histoires » ? Plutôt des miniatures, à l’exemple des maquettes que construit ce maniaque prêt à réduire tout l’univers à sa portée, à commencer par vous, lecteur…  Ou encore des enquêtes qui involuent, des rencontres qui tournent court, des échanges sur IPad qui virent à l’exercice de style. Un narrateur est bien embusqué quelque part, mais il demeure introuvable : il a ménagé ses collets et déployé tout son art du stratagème, il attend, tapi, que vous posiez le pied au mauvais endroit – à ce mauvais endroit qui, en littérature, équivaut toujours au meilleur. Et vous y chutez, « dans l’accélération de l’accélération », vers l’inconnu et un certain bonheur.

Frédéric Saenen