Véronique BERGEN, Janis Joplin. Voix noire sur fond blanc, Al Dante, 2016, 171 p., 15 € ISBN : 978-2-84761-720-7
Extrêmement active, Véronique Bergen vient de publier en quelques semaines quatre livres : un recueil de poèmes illustré, Tomber vers le haut ; deux essais, l’un sur les Roms, l’autre philosophique, Fétichismes. Outre une postface pour Espace nord et plusieurs articles en ligne. Aujourd’hui, parlons de son portrait visionnaire de l’icône de la génération hippie, Janis Joplin, dernier livre qu’elle sous-titre avec à-propos Voix noire sur fond blanc.
On hésite à employer le terme de « biofiction » pour qualifier ce texte car il s’agit d’une entreprise différente. S’il y a bien un tracé biographique de la chanteuse, née à Port Arthur (Texas), le 19 janvier 1943 et morte à Los Angeles, le 4 octobre 1970, faisant ainsi partie du club des artistes contemporains trépassés à 27 ans, Jimi Hendrix, Jim Morrison et d’autres, la mise en texte et son dispositif nous emportent au-delà du reportage et déclenchent en nous une forte empathie. Dépassant la légende qui veut des stars maudites, inadaptées au monde, des grands foudroyés, des génies immolés jeunes au dieu de la folie, c’est la passion qui conduit la maîtrise de ce genre chez Véronique Bergen qui, depuis longtemps déjà, nous a habitués à cette offrande personnelle, délibérément subjective des destins de personnes réelles, connues selon l’histoire, la notoriété, la popularité, parfois, plus près de nous, grâce à la presse people. Ce sont souvent des drames, sinon des tragédies. Hors du commun, ces personnages – Kaspar Hauser, Louis II de Bavière, Edith Sedwich, Unica Zürn, Marilyn Monroe, Ulrike Meinhof… – qui ont fait l’objet de ses enquêtes, auxquels elle a consacré son temps, sa passion, elle les a questionnés parce qu’ils l’inspiraient, la troublaient. Même lorsqu’elle déclare avoir été choisie par eux, c’est un acte d’amour qu’elle leur dédie à travers ses écrits. Philosophe et poète, notamment, elle réunit ces deux orientations de sa créativité dans ce type de « roman » particulier : à la recherche scientifique des sources, à la profonde réflexion qui s’ensuit, elle joint la fantaisie de la composition et le lyrisme de l’écriture. Considérant ces existences « hors-normes », selon ses mots, elle évite de les contraindre dans les limites de l’ordre chronologique, mais détermine les phases de son récit selon un choix personnel et la nécessité de mettre l’accent sur l’impératif de la circonstance. Quant à l’écriture, celle-ci correspond à la session en cours, comme on dit en musique, le discours s’adapte alors à l’énonciateur du moment. Que ce soit le « héros », un témoin, la narratrice elle-même, soit encore une voix collective, pas toujours humaine, celle des instruments, des bombes, de la drogue… Autant d’interludes qui interfèrent efficacement et font progresser le récit, comme l’évocation de l’abrutissement social standardisé de l’époque ou la révolte contre la guerre du Vietnam, l’élan de la Flower Power, l’ivresse de la dose, d’alcool ou d’héroïne, qui transforme la nuit en aurore boréale. Janis est aussi la grande rock star féminine du XXe qui a ouvert dans un monde d’hommes une place pour les femmes, une autre manière de chanter.
Tous ces thèmes se retrouvent dans Janis Joplin. Voix noire sur fond blanc, accentués sans doute du fait de l’éclat sonore dont il faut moduler les effets comme il faut inventer les mots pour dire la voix de Janis, la voix de tous les desperados, des freaks, une voix collective, ancestrale, peuplée des parias. Dire l’énergie de cette voix stéréogénique qui surpassait celle des guitares, de la batterie, des cuivres qui l’accompagnaient, qu’elle modulait en couinements, feulements, riffs, pédale wah-wah, bouleversant les lois de la physique, dans un éboulis des émotions qu’elle faisait lever chair de poule des affects.
En reproduire la multiplicité en tordant le lexique ou la syntaxe. Et puis l’analyser, en spécialiste, définir enfin ce qu’est une voix noire dans un corps blanc. Ce dont Bergen est capable, elle qui peut restituer la violence du chant dans l’écrit en donnant la parole au délire de la chanteuse elle-même, égrener sa supplique de solitaire, lorsqu’elle est en manque de tout, prête à n’importe quelle overdose, comme dans cette chambre d’hôtel terminale, évoquée deux fois, dont la dernière signifie la mort.
Il n’y a pas de séparation entre le moi social et l’intime, en fait il faut communiquer le dérèglement de la vie à travers une structure évidemment polyphonique, intriquant des ordres de paroles divers. Une structure qui permette aussi d’installer le discours dans les blancs, les trous de l’histoire officielle ou privée. Pour cela, le premier et le dernier mot appartiennent forcément à la fiction.
Interrogée sur cet aspect de sa création, Véronique Bergen déclare être attirée, interpellée, convoquée par ces personnages réels parce que ce sont des figures marginales, tourmentées, tragiques pour la plupart (voir Le Carnet et les Instants, n°190 : « Histoires de vie »). Questionner cette réalité s’est révélé impératif. Mais elle s’est aussi interrogée sur la nature de cet attrait : c’est un élan naturel et progressif qui la pousse à venger ces vies caricaturées ou étouffées par la doxa. Bergen se sent en connivence avec elles, comme elle se reconnaît des affinités électives avec les exclus, les inadaptés au monde. Il y aurait là un lien intérieur, une rencontre dans une zone secrète dont les signes rebelles ou dissidents font surgir en elle une langue novatrice et vibrante.
Voilà tout le bonheur qu’on souhaite au lecteur.
Jeannine Paque