Gris/moire pour trouer le visible

Helena BELZER et Véronique BERGEN, Tomber vers le haut, La Lettre volée, 2016, 144 p., 22 €

bergenC’est l’été et comme souvent, c’est la zone, quelque part. Saison adéquate – s’il en fallait une – pour s’adonner à un penchant désinhibé pour les peintres et les poètes, doués du talent de trouer le visible de signes, d’y tracer des passages pour qui ne les voit pas. Lecteurs et éditeurs le savent bien : les livres offrent un bel abri aux rencontres picturo-poétiques autant qu’un aller simple pour l’ailleurs. Justement, Pierre-Yves Soucy, directeur des collections de La Lettre volée, vient de rassembler en un recueil, pour la seconde fois, deux espèces de voyantes – Véronique Bergen au clavier, Helena Belzer au pinceau – dans des pages estampillées magie – noire ou blanche: là n’est plus la question. Tomber vers le haut relève des territoires imprimés dans la pâte de l’outre-vie, dans les hors-mondes, dans ce qui danse dans la cendre et ce qui se joue dans les yeux, sur les lèvres des morts-vivants, des vivants-morts.

Si ton oeil trébuche
sur un rectangle blanc sur fond blanc
si ton oeil bat des cils
contre une tombe de neige
laisse l’enseveli
soulever la glace
déterrer ses frères

Les crânes morts
se recyclent en crânes vivants
dans le dernier sépulcre
la lune assemble
des mots neufs
pour les cyprès

Exposant en préambule au recueil le projet de la peintre Helena Belzer, Véronique Bergen, philosophe / romancière / poétesse et sorcière – qui pianote symphonie de textes sur les plasticien.ne.s avant qu’on ait le temps de dire abracadabra[1] – invite à un hara-kiri de l’oeil, à une atomisation dans l’acte pictural – et scopique:

Nous disons “oeil” alors que ce dernier disparaît au profit de ce qu’il donne à voir, dans le sacrifice conjoint de l’oculaire et du regard. Au prix de sa soustraction, il libère le champ du visible, engendre, génère un espace qui ne préexiste pas au pinceau.

On voyage dans les tableaux d’Helena Belzer avec des baluchons tissés au fil d’Ariane, le long de lignes claires et sombres, dans des structures spirituelles, s’arrêtant parfois devant des bannières ornées de signes à l’encre de Chine, d’alphabets cosmiques et intérieurs. Véronique Bergen y couture ses phrases sur les tracés de couleur, dans les jointures des damiers et les puits de lumières, les post-calligraphies de la peintre. Elle qui écrit aussi pour donner voix à ceux qui n’en ont plus ou pas (Kaspar Hauser, Unica Zürn, Ulrike Meinhof ou bientôt, Janis Joplin[2]), n’hésitant pas à faire parler les médicaments de Marilyn Monroe ou son tigre en peluche dans un de ses derniers romans[3], rend au détour d’une série d’Helena Belzer leur voix aux nuages noirs :

Le prochain qui m’appelle
stratus cirrus ou cumulus
je le nimbus en nain
sous une pluie de nembutal

Toutes deux en recherche, toutes deux l’élaborant aussi en séries, réinvestissent les possibles d’une écriture de ce qui ne se voit pas dans ce qui nous est donné de voir. L’une en traçant des lignes, des formes géométriques grises, rouges, jaunes, travaillant le visible et l’invisible à l’encre de Chine. L’autre en dynamitant avec une vigilance et une audace maniaques les mots, les phrases, la langue, la pensée normées. Helena Belzer en interrogeant les indications du Yi Jing, livre fondateur de la pensée chinoise, Véronique Bergen en créant des abris pour la pensée en résistance. À l’économie de moyens que déploie la peinture répond l’arithmétique anarchie des textes, les deux fondant un écho de forces de plus-que-vie, où les tableaux n’accouchent pas des mots ni l’inverse, mais plutôt où les deux se superposent. Voici au creux de l’été une rythmique de moire pour se trouver en se perdant puis perdre à nouveau. Poèmes et tableaux s’y dévoilent sans qu’on sache laquelle des deux représentations a fait mourir l’oeil et le regard en premier – petite mort qui convoque toutes les naissances à venir.

La pierre sur laquelle ton oeil trébuche
te somme
de recommencer ta venue au monde
de rédimer ta première naissance.


[1] Encres, paru à La Lettre volée avec Helena Belzer en 1994 ou Bernard Gilbert : Chromotopies sur le travail du peintre Bernard Gilbert (éditions WBI), ou encore des textes sur la peintre Sophie Cauvin, les photographes Sam Guelimi, Sadie von Paris et des ribambelles d’autres.
[2] Janis Joplin, voix noire sur fond blanc, à paraître chez Al Dante, en octobre 2016.
[3] Marilyn, naissance année zéro, Al Dante, 2014.