Quand le lien à soi est brisé et que la clé est perdue

Un coup de coeur du Carnet

Malika MADI, Les silences de Médéa, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2016, 217 p., 8,50€   ISBN : 978-2-87568-142-3

madiZohra vit à Médéa, un village paisible d’Algérie, en harmonie complète avec la nature et avec Dieu. Elle partage son temps entre sa passion pour son métier d’institutrice, la prière et les tâches ménagères dans sa maison, où elle habite avec son père et ses trois frères.

L’histoire se déroule dans le contexte historique des années 90 où l’Algérie s’embrase face à la montée en puissance de groupes islamistes, mais on pourrait tout aussi bien situer le récit à l’heure actuelle, tellement la situation est similaire dans certains pays.

Persuadée que la violence s’arrêtera aux portes de la belle Médéa, Zohra a un premier choc lorsque des meurtres sont commis dans son village. Quand elle se retrouve devant ses élèves et qu’elle constate que 35 d’entre eux ont été sauvagement assassinés, elle décide de démissionner, son métier n’ayant plus de sens à ses yeux. Elle reçoit un nouveau choc lorsqu’elle apprend que des militaires cherchent son frère Nabil car il est soupçonné de terrorisme. Zohra est ensuite enlevée avec des filles du village. Nous ne saurons rien de ce qu’il s’est passé, juste que Zohra s’est évanouie et qu’elle est la seule rescapée de l’enlèvement. La famille bascule dans le chaos.

Ils tournèrent les talons. S’installa un silence assourdissant. Le sentiment de ne plus être membres d’une même famille. Étrangers les uns aux autres, inconnus vivant sous le même toit. Qui pouvait consoler la peine de l’autre ? Qui pouvait se prévaloir d’être moins atteint et porter secours en oubliant son chagrin ? Chacun était devant son propre abîme. Chacun devrait l’assumer en se raccrochant à une branche, une corde, une barre de fer… ou à Dieu !

Pour s’en sortir, Zohra accepte la proposition de mariage de Mouloud, qui vit à Paris. Là-bas, elle déchante vite et comprend que cette ville de riches n’est pas si lumineuse que sa réputation. Elle mène une vie terne, monotone, complètement dévouée à ce mari qu’elle n’aime pas. C’est sans compter sur la fille aînée de ce dernier, Hanna, une assistante sociale travaillant avec des femmes victimes de violences et d’abus, qui voit en Zohra une femme enfermée dans son silence et semblant ignorer sa blessure. Incapable d’être indifférente à cette belle-mère emmurée, Hanna va essayer par tous les moyens de délivrer Zohra, pour qu’elle quitte le monde des morts et arrive à nouveau à laisser la vie circuler en elle. Déterminée, mais assaillie par les doutes et la peur, Hanna se lance dans une bataille contre l’inconscient de Zohra, pour faire revenir le refoulé à la surface…

Le roman de Malika Madi est très intéressant à lire à plusieurs niveaux. D’abord, l’histoire de Zohra et la brisure de son lien à la vie ne peut laisser indifférent. Ensuite, le contexte historique non plus, étant donné la conjoncture actuelle. En lisant ce récit, on est traversé par cette absence de sens qui fait écho à L’étranger de Camus, mais aussi à la violence de la prise de conscience que l’autre est un mystère, comme dans L’attentat de Yasmina Khadra.

Par ailleurs, l’auteure nous dresse un portrait très nuancé des différents types de musulmans. Elle ne donne pas à voir que des bons musulmans pacifiques opposés à des méchants extrémistes violents. Elle nous montre avec une belle justesse l’écartèlement que les musulmans peuvent être amenés à vivre face à des actes de barbarie revendiquant la foi, mais aussi le mariage complexe entre les préceptes de l’Islam et l’émancipation occidentale.

Mouloud aimait Zohra, à sa façon, sans se douter que la façon dont il l’aimait contribuait à faire d’elle une ombre. […] Ses filles l’avaient toujours épuisé. Leurs revendications, leurs exigences, leurs recherches d’émancipation, en complète contradiction avec le Coran dont il connaissait la plupart des sourates par cœur, il les avait vues naître avec l’adolescence et prendre de l’ampleur au fil des ans. Zohra était à mille lieues de ce genre de préoccupations. Zohra était une femme pieuse et une femme pieuse ne peut être rebelle, une femme pieuse ne peut être insoumise, une femme pieuse ne peut être une imposture. Une femme pieuse vit pour son mari et pour Dieu !

Cela pourrait donner l’impression que l’auteure bascule dans un récit explicatif ou moralisateur, mais il n’en est rien. Malika Madi a réussi le délicat pari de montrer différentes vérités à travers des personnages bien caractérisés et une analyse qui fait ressortir avant tout leur lien à soi et à la vie, faisant émerger leur humanité et nous donnant l’occasion de comprendre l’indicible, d’appréhender l’inacceptable, comme le viol.

Bien entendu, il connaissait cette souffrance, cette solitude, ce syndrome typiquement masculin qui se caractérise par une recherche frénétique de plénitude à travers le corps d’une femme… Comme tous les hommes, il l’avait connue. Essentiellement pendant les premières années qui avaient suivi son adolescence. Et plus l’homme est en proie à un mal-être physique ou psychique, plus la nécessité de se perdre devient effrénée. Mais à la différence de beaucoup d’autres, il avait compris rapidement que les réponses à ces douloureuses interrogations se trouvaient ailleurs.

Plongé dans le microcosme d’une famille qui fait émerger le contexte géopolitique d’un pays, le lecteur arrive à mieux comprendre la complexité de l’extrémisme religieux et de ce qui fait qu’on peut en arriver là. Ce récit au style ciselé nous montre à quel point le silence et l’indifférence peuvent être ravageurs. On sort de cette lecture plus lucide, un peu groggy, avec cette envie furieuse de vivre et de mettre des mots sur les maux qui nous entravent. Le roman est suivi d’une belle analyse de Véronique Bergen, qui nous donne un éclairage intéressant sur la richesse de l’histoire.

Séverine Radoux