Deux vies

Daniel CHARNEUX, Nuage et Eau suivi de Maman Jeanne, postface de Françoise Chatelain, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2016, 335 p., 9€

charneuxTout le monde sait, dans les grandes lignes du moins, ce que sont le bouddhisme et le zen ; ces réalités du Levant ont depuis longtemps percé la société occidentale. Loin de leur terreau ancestral, elles se voient parfois envisagées de façon réductrice et formatée, ou au contraire, impressionnent, paraissent réservées à des initiés. Daniel Charneux, dans Nuage et Eau, offre de pénétrer tout en douceur et en justesse la philosophie bouddhiste. C’est Ryōkan qui sert de guide dans ce voyage spirituel, car c’est son existence qui est égrenée en quatre-vingt-un courts fragments de vie.

Figure aussi attachante qu’atypique, Ryōkan naquit à Izumosaki lors d’une rude nuit d’hiver en 8 de l’ère Horeki. D’emblée, son rapport au monde fut défini par l’observation et la mesure : « Il avait d’abord gardé le silence et semblait contempler les choses avec un étonnement inquiet. Mais la sage-femme lui tapota les fesses et il émit cette simple voyelle : “A”. » Le père de Ryōkan était myoshu (maire et percepteur) et gardien du temple shintoïste de fonctions, mais poète de cœur. Ce perpétuel tiraillement intérieur – de mauvais augure pour la pérennité de la lignée Tachibana – l’amènera à considérer avec indulgence le chemin déroutant de son aîné.

Très tôt, Ryōkan fut perçu par tous comme un original. Trop réceptif aux mots qu’il croyait à la lettre (au point d’attendre tristement, seul au bord de la mer, sa transformation en limande lorsque ses parents le menacèrent d’en devenir une s’il continuait à soutenir impertinemment leur regard de ses yeux fixes et ronds) et rétif à la société, il s’absorba vite dans la lecture (des sages et des poètes chinois et japonais) et dans l’art de la calligraphie. À l’âge de dix-sept ans, envahi par le dégoût de la justice humaine, il poussa les portes du temple Koshô. Il emplit alors chacune de ses respirations des préceptes de Maître Dogen : « Pratiquer la Voie du Bouddha […], c’est s’étudier soi-même. S’étudier soi-même, c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même, c’est s’éveiller avec toute la Création. »

Cela marqua le début d’un patient cheminement, en dedans et en dehors, vers l’acceptation de l’impermanence. Au rythme des saisons et par sa pratique assidue du zazen, le « bon et généreux » Ryōkan se dépouilla lentement de ses modestes biens, de ses désirs, de ses doutes. À l’écoute de l’enseignement des maîtres et de la vibration de la nature, il apprit, avec autant de douleur que d’émerveillement le renoncement et la solitude, et laissa dans son sillage de délicats haïkus et tankas (certains retraduits dans cet ouvrage, d’autres de la plume même de Charneux), tel le sublime « Le voleur parti / N’a oublié qu’une chose – / Lune à la fenêtre. » Au crépuscule de ses jours, cependant, cet ermite à la sincérité confondante sera bouleversé par la rencontre (in)attendue avec un corbeau, la jeune moniale Teishin…

« C’est dans un cri que nous entrons au monde. C’est dans un cri, parfois, que nous en sortons. Entre les deux, cette souffrance que l’on appelle la vie » Ce constat tiré de la biographie romancée de Ryōkan s’applique avec une intensité sans pareille au destin de Jeanne Blanchard qui, à soixante-quatre ans, est hébergée dans un institut psychiatrique : « Ici, je suis bien. Ici, je suis tranquille. Je suis bien tranquille, dans la plaine de Flandre, dans cette ville dont le nom veut dire “jaune”. Geel. Oui, les gens sont vraiment gentils, je fais un peu de ménage, je travaille pour payer ma pension. Ils sont bien gentils, les gens, d’accueillir des malheureuses comme moi. Je crois qu’ils ne m’en veulent pas. Et moi, je ne m’en veux presque plus. Est-ce que je pouvais faire autrement ? Est-ce que j’aurais pu la garder ? »

Tout en maniant son chapelet, cette femme se souvient. Entre absence et agitation, elle se remémore son enfance à la ferme, son mariage malheureux, sa maternité contrariée, ses sacrifices, ses placements et ses manquements, principalement envers sa fille Marguerite, petite fleur issue des amours défendues d’une veuve et d’un vieux curé de campagne. Maman Jeanne évoque avec simplicité cette vie âpre qui ne lui a jamais vraiment appartenu, ce chemin de croix de mère empêchée. Espace Nord propose donc, avec cette double réédition contrastée, une promenade lumineuse dans la pleine conscience et une sombre descente dans l’amertume…

Samia Hammami