Un coup de coeur du Carnet
Christophe LEVAUX, La Disparition de la chasse, Quidam, coll. “Made in Europe”, 2017, 142 p., 16 € ISBN : 978-2-37491-055-0
D’emblée, dans son premier roman, La disparition de la chasse, publié aux éditions Quidam qui (à notre connaissance) accueillent leur premier Belge dans leur catalogue, Christophe Levaux plonge le lecteur dans une civilisation en déliquescence, dont les esprits s’essoufflent et souffrent passablement.
Le tableau initial est celui d’une nouvelle gare chimérique dans un pays de charbonnages à l’abandon. Tableau connu pour qui a traversé la Wallonie d’est en ouest par le train. Mais nous sommes en Europe au XXIe siècle et, mobilité oblige, les protagonistes, tous braves petits soldats d’une grande entreprise, sont amenés à Rome pour un de ces séminaires que notre époque en crises a multipliés à l’envi. Une manière bien souvent illusoire de se donner l’impression d’avoir encore la situation sous contrôle.
Thierry est le premier de ces protagonistes et personnage principal, voire narrateur du roman, même si l’auteur le tutoie tout au long de ce récit, à travers un « tu » en forme de « je », comme un défi, une manière de souligner son (« ton ») mal à la vie et à la société contemporaine. Il brûle de désir pour Audrey, une collègue qui l’a accueilli dans cette entreprise en lui faisant découvrir ses codes et qui lui rappelle les désirs juvéniles qu’il éprouva pour Gabrielle lors d’une finale de coupe du monde de football. Il s’est finalement marié sans vraie passion à Virginie avec qui la lassitude s’est installée, au point d’avoir recours à des expédients onanistes. À longueur de pages, il traîne son mal être, son spleen, ses regrets et cette vie ratée dans laquelle il s’est englué. « Tu aurais pu, je ne sais pas moi, être en train de peaufiner un essai au bord d’un canal d’Amsterdam, brocanter une toile dans une rue de Kreuzberg, faire un jogging sur les quais de Brooklyn. Tu t’y vois presque, une musique t’accompagne, un rythme dandine un rien du cul, un vocoder marmonne des trucs limite lascifs, genre la do mi, en mode mineur, genre un peu mélancolique mais sans forcer la note. (…) Sauf que tu es enchaîné à cette ville grisâtre dont personne ne connaît le nom, à ce pays qui ne t’offre rien de plus qu’une ironie terne pour chier tes hashtags à longueur de journée et une crédibilité, tu le sais au fond, que tu ne trouverais dans aucun des endroits dont tu rêves. Tu es même en train de te la bouffer la misérable petite image de toi que tu as réussi à préserver. »
En parallèle aux interrogations et jugements de Thierry, il y a celles et ceux de Laurence, la coach de ces huit heures de brainstorming et séminaire pour cadres, huit heures comparées aux stations du calvaire du Christ, rien que ça. Comme Thierry, elle traîne sa haine, son ennui, sa déception d’avoir réussi à la ville sans avoir réussi sa vie. Elle partage la même désespérance que Thierry, racontée avec un humour cynique et ravageur, sans concessions, et d’une redoutable efficacité, à travers laquelle chacun peut reconnaître les failles et les gouffres de la société occidentale après la deuxième crise pétrolière. Une désespérance qui s’inscrit jusque dans le ventre vide et vierge de Laurence, symbole de ses rêves avortés.
Autour de Thierry, Audrey et Laurence, tourne un collectif qui n’en a que le nom de personnages secondaires pris dans la même tourmente immobile : la stagiaire de passage objet de fantasmes, Jean-Pierre, le Président Directeur Général et ses tonnes assommantes de chiffres, Marc, l’accro à ses mails, Eve, la zélée asservie dézingueuse…
Tout cela est coulé dans une écriture plutôt inédite en littérature belge – même si on peut lui trouver quelques accointances avec celle d’un Thomas Gunzig -, au ton moderne, direct, caustique, scatologique, cruel et qui sait, sans pincettes, mettre le doigt là où ça fait mal.
Cette comédie sociale satirique et acide qui a des accents pathétiques et donne parfois froid dans le dos se termine pour Thierry dans une solitude désabusée au milieu d’un monde pétrifié, sans réelles perspectives, avec des accents nostalgiques qui donnent son sens au titre, comme l’indique ce passage : « Les doigts palperont le vide, chercheront à caresser ce temps où ils subvenaient tout seuls aux besoins de la famille plutôt que de balayer des claviers d’ordinateur à longueur de temps. Ça fait longtemps de toute façon que personne ne mange plus ces merdes de viande qui puent la bestiole. Ça fait longtemps que la chasse a disparu. » CQFD.
Michel Torrekens