François DE SMET, Lost Ego, la tragédie du « je suis », Paris, P.U.F., coll. « Perspectives critiques », 2017, 133 p., 16 €/ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2130788966
Pris entre philosophie et littérature, l’essai a toujours été un genre instable. Et cette situation ne fait qu’empirer : d’une part, les exigences internes à la philosophie le portent vers une déconstruction de son ancrage métaphysique (sommairement : idéaliste et dualiste) ; d’autre part, les exigences de la communication le portent vers une substitution du style narratif au style abstrait. La difficulté tient à ce que la fiction – au sens large du façonnement en langage(s) – du genre « essai » ne peut pas se faire récit, voire « pop philosophie » entre post-modernité et popularité, en se dispensant de son déroulement logique et de ses figures conceptuelles…
Cette difficulté, François De Smet l’affronte avec brio autant qu’avec culot dans Lost ego sous-titré La tragédie du « je suis ». Déjà remarqué par son livre Reductio ad Hitlerum (P.U.F, 2014) qui dénonce un procédé rhétorique qui disqualifie un adversaire en assimilant sa position à celle d’une idéologie totalitaire et partant qui empêche toute discussion de fond, l’auteur se risque ici à une mise en question philosophique centrale : celle de la subjectivité. En rejetant tout fondement extérieur dans la nature ou en Dieu, la métaphysique moderne a mis le sujet à la base de sa démarche, entraînant une nouvelle conception de la liberté comme auto-fondation. Mais ce privilège de l’ego masque mal, selon De Smet, les illusions qu’il charrie. Loin d’agir selon son libre arbitre, notre conscience apparaît comme un artefact produit par notre cerveau pour conserver l’espèce face à deux chaos menaçants, « celui de nos propres pensées et celui de l’extérieur ». Ceci posé, l’essai suit plusieurs idées qui ouvrent des perspectives différentes, peut-être même divergentes.
Côté pile, l‘auteur s’appuie sur quelques livres de psychologie cognitiviste, le plus souvent comportementale et frottée de biologie du cerveau, pour dénoncer notre mentalité causale en tant qu’elle prédispose à l’obéissance et au confort de la hiérarchie. Le libre arbitre d’une conscience qui détermine ou « cause » la réalité maintient un dualisme entre l’esprit et le corps qui permet de s’illusionner sur notre pouvoir face au hasard et au chaos. Mais cette croyance en un « Ego agentif » masque mal les déterminations qu’il subit et qui résultent de l’évolution. D’où la question : « Et si la conscience n’était qu’une simple production de notre corps, chargée par l’évolution de faire survivre l’ensemble de la machine humaine en lui faisant croire à l’existence d’une cohérence entre Ego et le monde ? » De ce point de vue, « l’erreur de la narration »[1] – qui, coûte que coûte, procure une explication, une « cause », religieuse ou idéologique, à ce qui nous échappe – sert ce mécanisme illusoire d’une libre conscience qui croit maîtriser le chaos.
Cependant, côté face, De Smet défend cette même capacité de récit dans sa puissance de fiction, action effective de la liberté. Certes, si nos sociétés de démocratie libérale privilégient l’individu singulier plutôt que le membre identifié d’un groupe, c’est au prix de l’abandon du sens de l’histoire « pour celui du bonheur par récits individuels de consommateurs ». Il n’empêche que, à condition d’assumer la contingence, chacun peut se réapproprier sa liberté qui est liberté d’expression plurielle – et d’abord dans le dialogue avec soi – avant toute liberté de conviction, pourvoyeuse d’identité. « Le salut d’Ego […] passe par la prise de conscience de sa contingence, de sa fragilité, et de la nécessité de se construire en conscience son propre récit, en laissant dans les respirations de celui-ci suffisamment de points de suspension pour permettre à d’autres récits de s’y accrocher. »
En somme, François De Smet conçoit l’être humain dans une tension entre, d’une part, une conscience que révèlerait la « science » et qui la réduit à l’évolution déterminée du cerveau et, d’autre part, une conscience que révèle la liberté d’expression et qui lui donne la capacité de « récit », non sans ambivalence car « conciliant causalité et contingence, singularité et appartenance au groupe »… Cette conception laisse béante de nombreuses questions qui sont autant d’incitations à réfléchir, ce qui suffit à marquer le mérite de son livre. J’en retiens deux, au moins. En premier lieu, l’explication exclusive de la conscience par l’évolution biologique du cerveau n’est-elle pas le dernier avatar de notre propension rassurante à trouver la cause ? Et surtout, en second lieu, la liberté d’expression, ouverte au débat, qui prime la liberté de conviction, close sur elle-même, se ramène-t-elle à la seule mise en récits successifs ? Ne convient-il pas de l’intégrer à la puissance de façonner des langages qui, loin de se réduire à un récit orienté, constitue la puissance de fiction de l’être humain en tant qu’être parlant ? Celle-ci est, bien au-delà du récit, dans l’ouverture et le risque du langage, puissance de rythme et de logique, d’imagination même, ou de discours conventionnel et d’imaginaire codé, de narration discontinue et désorientée ou linéaire et fermée, de figurations et de conceptualisations ou de modèles et de clichés, de théorisations et d’expérimentations ou de chiffrages et de lois…, une puissance affrontée ou non à l‘impossible à représenter du réel. La conscience du sujet décentré, heurtée à elle-même par les aventures des langues et des langages, au chaos en elle et hors d’elle, y apparaît en tant que la liberté de se leurrer comme de découvrir, de détruire ou de créer non pas des causes, mais des relations signifiantes au réel. Ces relations – techniques, affectives, perceptives, artistiques, mathématiques, expérimentales, transgressives… – ne sont-elles pas formatrices d’un monde chaque fois historique, déterminé et in(dé)terminable ?
Éric Clémens
[1] Expression de Nassim Nicolas Taleb, reprise par De Smet et tirée du livre Le cygne noir (Les Belles Lettres, 2012).