Le fil du monde

Un coup de cœur du Carnet

Nathalie SKOWRONEK, Un monde sur mesure, Paris, Grasset, 2017, 189 p., 18 €/ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-246-86333-5

skowronek

De livre en livre, Nathalie Skowronek revient sur l’histoire de sa famille plongée dans l’horreur de la Shoah. Un monde sur mesure n’évoque plus directement l’extermination des Juifs. L’auteure y raconte l’histoire professionnelle de ses deux lignées grand-parentales en la situant dans l’évolution économique et sociale de nos sociétés aux XXème et XXIème siècles.

À lire : extrait d'Un monde sur mesure

Au départ, se dessine la figure du tailleur juif dont « on savait qu’elle nous avait précédés, quelque part, plus haut dans la lignée ». Car les ancêtres travaillent dans le secteur de la confection. Mais lignée paternelle et maternelle vont diverger.

L’aïeule paternelle a fui la Pologne et s’est établie à Charleroi dans les années 20. La famille ne tenait pas moins de trois magasins de vêtements dans la même rue, mari et femme étant d’ailleurs de féroces concurrents. Oscar, le père de la narratrice, va quitter la ville d’arrivée et créer une chaine de magasins dans tout le pays.

Rayele, la grand-mère maternelle, après les déchirements de la déportation de ses parents et après son divorce, tient un magasin de prêt-à-porter d’abord à Liège, puis à Bruxelles. Mais elle est d’une autre histoire plus douloureuse, faite d’acceptation de son sort, sans oser sortir des schémas qu’elle a toujours connus : « Impossible pour elle de s’inventer une autre vie. » « On se laisse enfermer dans le travail, comme avant on s’était terré dans les caves. » Tina, la fille de Rayele et mère de la narratrice, va rompre avec l’attitude de sa mère et s’intégrer au dynamisme de la tradition familiale d’Oscar.

L’auteure elle-même va être partagée entre ces deux images familiales. Elle rejoint l’entreprise parentale et pendant plusieurs années perpétue la tradition.

Le tailleur a besoin de peu de choses pour travailler : des aiguilles, du fil, des bouts de tissus, éventuellement une machine à coudre. Il est donc prêt à fuir lorsque  persécutions et pogroms menacent. Dans le pays d’exil, il peut faire valoir ses compétences. Dans l’Histoire juive, « tout commence par un déracinement », impliquant d’avoir la mémoire courte. Si les ancêtres de l’auteure se sont adaptés, en transformant ce qui était leur métier et leur savoir-faire d’origine, il reste cependant des traces, une sorte de « douleur fantôme », des « picotements d’une plaie qui ne faisait plus partie de mon corps mais qui m’avait été léguée ».

Avant l’exil et la guerre, ils étaient tailleurs, confectionneurs de shmattès, de guenilles. Ils sont maintenant vendeurs de vêtements. (Et on comprend la charge symbolique intense de cette mutation quand on sait que ce mot yiddish de shmattès servait à désigner les corps dans les camps.) Il faut donc se vivre autrement et vivre autrement le rapport à ses ancêtres. C’est-à-dire peut-être les trahir. Comment évoluer sans être renégat ?

Dans les années 60, le quartier du Sentier à Paris réunit encore vendeurs, fabricants et ouvriers, perpétuant un savoir-faire. Mais insidieusement, d’autres changements s’opèrent. Bientôt, les vêtements seront cousus en Asie. D’autres shmattès apparaissent alors : ce sont les corps sous les décombres du Rana Plaza, l’immeuble qui s’est effondré à Dacca au Bangladesh, ces victimes de la loi du profit et dont le sort ressemble finalement à celui des tailleurs juifs d’antan.

Le livre est également une subtile réflexion sur la transmission et le rapport à l’avenir. La famille, les ancêtres, la lignée courent derrière quelque chose, « sans bien comprendre derrière quoi mais essoufflés, concentrés, programmés, les uns à la suite des autres ». Certains, comme Rayele, ne comprennent pas l’évolution du monde, d’autres, comme Tina et Oscar, éprouvent une fascination pour la modernité, c’est-à-dire pour tout « ce qui ressemble à demain ». La question est d’autant plus cruciale que, lorsque l’on travaille dans la mode, on ne peut pas « arrêter le temps ». L’auteure enfant est ainsi confrontée à deux modèles, et il faudra renier car « partir c’est trahir, et (…) vivre c’est tuer l’autre ». Trahir c’est, peut-être, devenir écrivaine ; mais sans toujours parvenir à se débarrasser de certains traits de sa lignée de commerçants.

La réflexion porte aussi sur la fonction de l’habillement, le rapport à soi par le choix de ses vêtements, et sur le rôle de la mode sur son image personnelle, dès lors qu’elle impose certains codes.

Le titre simple révèle toute sa complexité et sa polysémie s’enrichit au long de la lecture. Ajoutons le plaisir que l’on éprouve à se laisser imprégner par la langue, à la fois simple et raffinée, parfaitement adaptée à suivre les subtilités de la réflexion.

Joseph Duhamel