Celui qui a(n)imait le monde

Un coup de coeur du Carnet

André-Joseph DUBOIS, Quand j’étais mort, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2017, 236 p., 15 €, ISBN : 9782874894152

dubois AJDepuis L’œil de la mouche (1983), André-Joseph Dubois prend un malin plaisir à observer le monde qui l’entoure et à nous le restituer avec le regard posé et amusé de l’étranger qui rendrait compte d’une expédition en terres lointaines. Après une pause de 30 ans, il nous est revenu en 2013, sans rien renier de sa verve. Nourri sans aucun doute de travaux tels que ceux de Pierre Bourdieu, dont La Distinction, critique sociale du jugement, paru en 1979, il met en scène des personnages qui cultivent le don de la distance critique envers les autres et eux-mêmes, dans une forme de mise en spectacle ludique du réel qui frise sans les atteindre le cynisme et la misanthropie mais qui génère une ironie  mêlée de truculence.

Le récit qui nous est donné aujourd’hui relate par le détail les événements qui ont précédé et suivi directement la mort inopinée d’AJD (toute ressemblance …), un historien à la retraite qui a fait montre de dons d’écrivain. Il est l’œuvre d’un certain Cyril Robin, lui aussi écrivain, dont le nom de lettres qu’il veut faire oublier est Cécil Capita. C’est à lui que les filles de l’auteur et son éditeur veulent rapidement confier l’ordinateur portable d’AJD pour qu’il en fasse l’inventaire en vue de l’édition d’éventuelles œuvres posthumes. D’emblée, le ton est donné : « la mort est aussi un fait social qui réclame des usages, de la civilité, qu’on prenne sur soi ». Aussi assistons-nous à la cérémonie d’hommage, aux séances de condoléances, auxquelles le narrateur assiste avec une réserve attentive dont nous profitons. Après avoir accueilli froidement la demande de prise en charge des éventuels inédits, avant tout guidé par sa propre curiosité, pour ne pas dire son voyeurisme, il accepte le contrat proposé et il nous fait le compte-rendu de ses découvertes tout en les insérant dans les faits dont il avait connaissance.

Mais la distance est un art difficile, surtout quand on le pratique dans la durée. L‘histoire nous apprendra qu’il a aussi et surtout envie de parler de lui-même, de ses déboires d’écrivain lauréat du prix Goncourt, en panne sèche et prolongée de plume, désireux de se faire oublier à Liège du monde parisien. Et puis qu’il a partagé avec AJD pendant quelques mois la fréquentation assidue d’un restaurant italien et de son étrange tenancière. Entretemps, nous aurons eu droit à de savoureuses descriptions de la Cité Ardente et de ses habitants, du quartier d’Outremeuse. Sans oublier le détour par l’univers des prix littéraires, des médias à grande diffusion, des inévitables questionnements des écrivains face à eux-mêmes et à ceux qui les lisent. Nous saurons comment AJD a rencontré Zerna, ou du moins celle qu’il croyait être Zerna, lors d’un voyage en Italie, avant qu’elle débarque chez lui à Liège après lui avoir demandé de l’héberger quelques temps pour s’en aller ensuite quand son projet de restaurant voit le jour. Cette jeune femme énergique au profil androgyne et au langage sans détour époustoufle tant AJD que Cyril Robin. Elle offre à ces deux hommes qui pensent avoir le meilleur de leur vie derrière eux un strapontin vers l’existence ordinaire de ceux qui la gagnent par leurs gestes et leur capacité à agir sur la réalité. Ajoutez à cela un zeste de maffia, qui se manifestera le moment venu, quelques bouffées de folklore liégeois, un incessant jeu sur les langues des uns et des autres et vous saurez que ce roman qui fait feu de tout bois multiplie les effets de tiroir sans que l’on se perde vraiment en chemin.

« Si la plupart des Liégeois parlent indiscutablement le français, la plupart le font avec un accent agricole : c’est comme une pesante charrue qui laboure leurs phrases en profondeur, fait remonter une puissante odeur de glèbe et ramène au jour des sons, des tournures ou des mots oubliés depuis des siècles ». En fait, quoi qu’ils en disent, AJD et Cyril Robin pratiquent en esthètes le même art de la distance critique, mais ils ne résistent pas bien longtemps aux chocs de l’altérité et des aléas de la vie. Tôt ou tard, leur carapace se fendille et laisse poindre malgré eux des éclats de tendresse contenue pour leurs semblables. Nous leur devons de véritables morceaux d’anthologie sur les mœurs occidentales, de croquantes descriptions des intérieurs et des choix vestimentaires, des habitudes des touristes et de la culture de masse, des processus de séduction et du ridicule de situation, sur les mythes qui entourent la création littéraire et les instances qui enveloppent ou non le livre de la consécration tant recherchée. À telle enseigne que l’on se prend immanquablement à se poser cette question existentielle : que deviendrait notre littérature sans ses meilleurs pince-sans-rire ?

Thierry Detienne