Paul GERARDY, Les Carnets du Roi, édition présentée et annotée par Anne Cornet, Regain de lecture, 256 p., 23,40 €, ISBN : 9782353910076
Nous sommes en 1903. Un scandale d’une ampleur inédite secoue la Belgique, le France, et les pays voisins. Les Carnets du Roi, un ouvrage publié anonymement à Paris, et rapidement interdit à Bruxelles, dresse le portrait d’un autocrate à barbe blanche. Arrogant, prétentieux et roublard, il se révèle plus soucieux de s’enrichir et de collectionner les maîtresses que de veiller au bien commun des citoyens et au respect des lois d’un état démocratique.
On pourrait ainsi, à la lecture de cet ouvrage piquant, aujourd’hui réédité, s’amuser à faire de ses meilleures pages un quizz politique bien actuel. Par exemple, quel candidat d’un grand parti de droite évincé à l’élection présidentielle française aurait pu déclarer ceci : « Lorsque j’ai compris que seul comptait l’argent et qu’il était bien noté de faire argent de tout, j’ai agi comme tout le monde. Je suis devenu marchand parmi les marchands, trafiquant parmi les trafiquants » ? Et quel président des États-Unis d’Amérique aurait pu se targuer d’influencer par son entregent et ses amis banquiers les cours de Wall Street et « d’être tout-puissant auprès de ceux qui sont tout-puissants à la Bourse » ? Quel autocrate, disons d’Afrique, d’Asie, ou pourquoi pas des Balkans, aurait pu tenir ces propos : « Les journalistes sont un des fléaux du monde, comme les mouches en sont un autre (…) Les journalistes ne pensent pas et n’ont que faire par conséquent de la liberté de penser » ? Et quel dictateur – un terme que la norme politiquement correcte du XXIe siècle a pratiquement banni du langage courant, le réservant à l’usage du seul Grand Timonier de la Corée du Nord – pourrait écrire : « À force de braver volontairement tous les ridicules, et de contempler à mes pieds l’aplatissement des foules, j’ai fini par avoir conscience de ma supériorité » ?
Ce genre de suffisance matamoresque (aurait dit James Ensor) et de grandiloquence méprisante à l’égard de tous et toutes, lourdes d’un dédain sentencieux, donne tout son sel à ces Carnets du Roi. Ils conservent aujourd’hui, par leur langue corrosive et leur cynisme ubuesque, une bien méchante verdeur. L’histoire des Carnets du Roi est avant tout celle d’un monarque, Léopold II, roi des Belges, dont on ne manqua pas de se gausser par l’écrit et le dessin durant tout son règne, mais dont on critiqua également de façon extrêmement virulente, les méthodes utilisées pour gouverner son domaine personnel du Congo.
Un crime de lèse-majesté
L’ouvrage paru anonymement à Paris – chez Léon Genonceaux, l’éditeur (belge) des Chants de Maldoror de Lautréamont et du Reliquaire de Rimbaud – avait jailli sous la plume d’un écrivain belge de la région liégeoise, Paul Gérardy (1870-1933), ami de James Ensor. Né près de Saint-Vith, baigné dans le plat-deutsch de la frontière prusso-belge, le wallon et le français, Gérardy fut un poète dans la veine symboliste avec ses Chansons naïves (1892), un défenseur de la Wallonie, le créateur de plusieurs revues littéraires éphémères, un journaliste financier et boursicoteur, et un critique d’art. Mais c’est son pamphlet contre Léopold II qui lui assura la renommée, l’ouvrage interdit ayant été réimprimé à plusieurs reprises, jusqu’à dix mille exemplaires, et vendu sous le manteau. L’interdiction pour crime de lèse-majesté et outrage aux bonnes mœurs ne fit que renforcer son succès, tout en engendrant un débat au Parlement sur la censure en Belgique. Ce n’est qu’en 1908 que les Carnets du Roi paraissent au grand jour, en feuilleton, dans un quotidien liégeois, libéral et progressiste, et qu’un non-lieu judiciaire fut prononcé à l’encontre de son auteur présumé.
Lettres et conseils au jeune Albert
Divisé en une trentaine de courts chapitres, l’ouvrage se présente comme une suite de lettres et de conseils que le roi vieillissant adresse à celui qui devrait bientôt lui succéder sur le trône, son neveu Albert. Il y explique combien l’hypocrisie, le mensonge, la trahison et le double langage sont nécessaires à l’exercice du pouvoir : non pas pour assurer le bien des « gens du peuple » ou la stabilité de l’État monarchique, mais tout simplement pour s’enrichir sans vergogne. Les pages consacrées à l’exploitation des populations du Congo et au « rétablissement de l’esclavage » (sic) par un roi qui passait, via l’explorateur Stanley, pour en avoir été l’un des éradicateurs, sont d’une impitoyable lucidité. Elles rejoignent les dénonciations les plus autorisées du monarque à la barbe blanche, à qui Gérardy prête ces mots : « J’ai eu soin de faire publier que je n’étais soucieux que de civiliser les nègres, et comme cette sottise était affirmée avec sincérité par quelques convaincus, on y a cru rapidement et cela m’évita quelques ennuis. » Il faut savoir gré à Anne Cornet, chercheuse au Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren, d’avoir réussi à faire rééditer cet ouvrage de Paul Gérardy, en l’accompagnant d’une utile introduction et d’un appareil critique puisant aux meilleures sources, celles des historiens ayant étudié, et l’époque, et le règne de Léopold II.
Pierre Malherbe