Mots et vie(s) à mettre au jour

Un coup de coeur du Carnet

Aliénor DEBROCQ, À voie basse (nouvelles), Quadrature, 2017, 140 p., 16€/ePub : 9.99 €, ISBN : 9782930538723

debrocqLa maternité s’avère-t-elle être un sujet littéraire porteur ? Si l’on en croit Marie Darrieussecq (Le Bébé), Éliette Abécassis (Un heureux évènement) ou plus récemment Valérie Mréjen (Troisième personne), assurément. Tout comme peuvent l’être le choix assumé d’une vie faite d’écriture plutôt que de transmission matrimoniale (Linda Lê – À l’enfant que je n’aurai pas) ou le constat qu’être femme sans descendance peut encore étonner ou faire jaser (Jane Sautière – Nullipare).

À lire : un extrait de À voie basse

Aliénor Debrocq – dont c’est le deuxième recueil, après Cruise Control, également chez Quadrature – s’insère dans ce que l’enfantement confère comme étrangeté quasi indicible à une vie. C’est en jeune mère elle-même qu’elle détaille peau à peau ces moments qui « avaient tout lessivé, tout bousculé, jusqu’à la plus infime des habitudes ». Qu’elle plonge en apnée avec ses personnages dans cet état qui « [requiert] toute notre énergie, notre présence au monde ». Dans ces existences déjà joliment trouées ou névrotiques que l’arrivée programmée ou inattendue d’un enfant chamboule encore davantage au tréfonds.

À voie basse comporte treize nouvelles et autant de femmes dévouées à d’autres, vissées à un emploi, tardivement à l’écoute de leurs désirs – que l’élan neuf d’une grossesse ranimera et nimbera d’une lumière toute singulière, soit fissurera en autant de petites zones troubles inédites, en post-partum inévitable ou en comparaisons sournoises avec d’autres mères, plus épanouies.

On ne fera donc guère ici face à des parturientes radieuses, des jeunes femmes qui portent le ventre haut avec un goût de triomphe – comme dans une parade où l’on doit être dévouée à l’enfant mais aussi jouer en permanence un rôle pour son entourage – ou embrassent un état qui surviendrait avec le timing parfait. Si le personnage de « La tanière » se rêve ourse, c’est qu’elle se sent glisser naturellement vers une forme d’animalité, à mille lieues des convenances qu’elle tente de préserver en pliant obsessionnellement la layette ou de ce bonheur consumériste que les media tentent de lui vendre. Si les amies très intimes de « Chasse lasse » se rêvaient « accomplies, épanouies, ambitieuses », la vie a rebattu leurs cartes très différemment, et leurs grossesses mettent aussi au jour la part d’amour libre à laquelle elles ont renoncé. Les trois comparses de jeunesse de la nouvelle « Les copines » songent un instant qu’un bambin né chez l’une d’entre elles – quel sujet plus propice à la joie universelle ? – serait une belle occasion de retrouvailles avant de se sentir irrémédiablement poussées dans des retranchements antagonistes dus à leur mode de vie et leurs convictions.

Au détour de certaines lignes, on devine que l’auteure – qu’on découvre par ailleurs lectrice de Fred Vargas, de Nancy Huston ou de René Char – s’amuse du vrai et du faux (un décor universitaire fantasmatique dans « Avec l’eau du bain », les « palpitations  administratives » d’une employée zélée et revêche dans « Rose névrose ») ou s’interroge réellement sur ce que l’on est encore en droit d’écrire lorsqu’on a donné le jour. Si elle laisse aussi surnager des bribes d’actualité (le lockdown de Bruxelles et les attentats, la crise des réfugiés) à la surface d’êtres en questionnement permanent, elle ne dissimule plus guère ses propres creux et doutes saillants, colères et engagements dans le journal de naissance d’Irène qui clôture ce recueil. Comme une façon de réaffirmer que si la grossesse est une bulle de quant-à-soi qu’on voudrait préservée, réconfortante, elle n’en est pas moins un moment où une femme se sent particulièrement poreuse au monde qui l’entoure. Aiguisée et prête à en découdre. Toujours sur le fil et pourtant porteuse d’une puissance, d’une acuité nouvelles.

On se réjouira qu’Aliénor Debrocq, membre de l’ « espèce fabulatrice », ait pu mettre cette période d’intense bouleversement à profit pour nous livrer ce recueil tour à tour mordant et vulnérable, terriblement humain dans sa façon de ne jamais chercher à dissimuler les affres sous une montagne doucereuse de béatitude, langée de rose ou de bleue. On peut d’ores et déjà lui souhaiter de rejoindre ses pairs dans leur façon délicate de concilier la création et le quotidien. Qu’il y ait bientôt, prêts à être façonnés sur le pétrin, d’autres livres.

Anne-Lise Remacle