Petit tour dans le monde circulaire

Un coup de cœur du Carnet

Otto GANZ, Du fond d’un puits, MaelstrÖm, coll. « 4 1 4 », 2017, 90 p., 18 €, ISBN : 978-2-87505-271-1

ganz.jpgOtto Ganz est un poète rare. Capable en deux lignes de nous entraîner, mine de rien, dans ses abîmes, dans ses délires ou dans ses visions paradoxales. On le sait : ouvrir un livre d’Otto Ganz est à chaque fois une expérience forte, une visite de labyrinthe. Une visite d’un monde circulaire où l’on se cognera trente-six fois à des murs mal éclairés. Où l’on perdrait son temps à chercher un fil d’Ariane. Où il nous faut accepter d’avancer par sauts. Petits bonds de grenouille. Comme si Otto Ganz inventait le chemin au fur et à mesure. De pensées en pensées. De paroles en paroles. C’est que, pour Otto Ganz, il est essentiel d’aller à l’essentiel. D’écrire l’essentiel. Pas question dès lors de prendre du temps – et de perdre notre temps comme lecteur et lectrice – à dérouler patiemment le fil de la pensée. À nous dire comment, par quelle route, petit sentier boueux ou autoroute, il en est venu à telle fulgurance, telle évidence. Lire Otto Ganz, ce serait un peu comme lire quelque chose de très ancien. De la philosophie très ancienne. De la métaphysique très ancienne. De la littérature dont on n’aurait soigneusement conservé que l’utile. Les sentences qui parlent. Résonnent. Nous font vibrer comme des cloches. De la littérature dont on aurait soigneusement fait fondre le gras.

En tout cas, Du fond d’un puits, dernier recueil en date de l’ami Ganz, fonctionne ainsi, je pense. Du moins est-ce ainsi que je le lis et le relis.

Un glissement. Un glissement de terrain. Tout qui se réveille au fond d’un puits a été victime d’un glissement de terrain.

(…)

Ne jamais croire qu’un homme perd pied parce que le sol se dérobe sous ses pas. Un homme ne perd pied que lorsque ses genoux refusent de soutenir sa masse spirituelle.

On pourrait s’amuser à chercher des indices. Trouver dans le texte de Ganz des allusions. Des mots nous permettant de donner corps, de cerner « dans le réel », « dans la réalité des choses tangibles », depuis quel puits, depuis quel espace sombre et clos, il nous parle. Les hostos et leurs lots de délirants proférant des paroles insensées, les ailes psychiatriques où les médocs détendent les corps tout en ramollissant les esprits, oui, pourraient bien être les théâtres possibles, les décors possibles où se déroulerait « l’action ».

On peut aussi se ficher complètement des lieux réels. Considérer que les textes de Ganz se goûtent d’autant mieux qu’on ne cherche pas à les ancrer dans le réel. Considérer que le puits d’où profère Ganz, où il consigne ses pensées, c’est notre condition humaine.

Aucune logique à trouver dans tout ceci. Tout au plus la routine d’une humanité grouillante avec des buts précis, parmi laquelle errent certains, sans but, mais toujours avec cette même affairée volonté de précision.

(…)

L’effroi d’être présent. Le cerveau, parce qu’il fonctionne comme ça, cherche les fils, tisse la cohérence des évènements. Une toile.

À sa manière toute personnelle, Otto Ganz est un gnostique lucide. Refuse de croire aux arrière-mondes. Se contente de nous dire que nous sommes jetés ici-bas. Qu’il n’y a pas de salut à attendre. Pas de meilleur monde à attendre. Pas de raison de perdre notre temps à nous révolter contre notre état. Les dés sont pipés. L’issue connue d’avance. Avec le risque toujours possible, dès lors, de sombrer, par désespoir, dans l’inertie. De laisser les choses en l’état. L’ignominie en l’état. Les horreurs en l’état. À quoi bon, en effet, agir dans le monde, s’activer, si, fondamentalement, l’univers aura toujours ce petit goût de cendres, cette pointe d’amertume qui nous reste sur la langue ?

Oui mais.

Je l’ai dit : j’avance l’hypothèse qu’Otto Ganz est un gnostique. Ne se contente dès lors pas d’affirmer que la vie sur Terre est un cauchemar. Une suite infinie de misères et de drames. Si Otto Ganz est un gnostique, on pourrait alors lire Du fond d’un puits comme les pages d’un journal. Où Ganz noterait scrupuleusement ses découvertes. Ses pensées pour lui-même. Ses tentatives, toutes ponctuelles et provisoires, de rééquilibrer les choses. Non que Ganz penserait que vivre serait un exercice comptable. Qu’il suffirait, par exemple, de dresser, dans une colonne de droite, la liste des évènements nuisibles et, dans une colonne de gauche, la liste des évènements apportant la lumière. Qu’il suffirait, alors, d’écrire depuis, à partir de, sur, les évènements lumineux pour réenchanter le monde. Non. Pas gnostique, ça. Pas gnostique du tout. Ne serait, d’ailleurs, qu’une façon de plus de s’illusionner, de croire que quelque chose, évènement ou être, pourrait, dans ce bas monde, disons, « nous sauver ».

Ganz nous indiquerait plutôt qu’il y a un tout autre travail à faire. Un travail sur soi. Avec soi. Avec le monde. Un travail sans balise. Sans illusion. Un travail de bête. D’insecte ou de grand fauve. Un travail d’affût. Totalement expérimental. Au sens où rien ni personne ne saurait montrer la voie. La marche à suivre. Un travail constant. Au quotidien. Un travail têtu. Histoire de fourbir ses armes. D’affuter ses antennes. Histoire, malgré tout, totalement à contre-courant de l’époque, de percevoir la lumière qui traverse les êtres, les évènements du monde. Tous. Sans exception. Même les plus sombres. Ou les moins lumineux. Première étape, nous dit Ganz, vers la joie. Histoire de ne pas vivre en bête crevée. En zombie ou en cadavre échoué sur la route.

Vincent Tholomé