D’une Audrey à l’autre

Pascale TOUSSAINT, Audrey H., Samsa, 2017, 144 p., 14 €, ISBN : 2875931415

toussaint audrey h.jpgPremière Audrey du livre de Pascale Toussaint, Audrey H.: la narratrice, bibliothécaire, spécialiste des biographies de femmes (George Sand, Colette…), aimée de Jean, son compagnon attentif, tendre et malicieux.

Un caractère net, franc, parfois tranchant, sans complaisances (« Aujourd’hui, j’ai cinquante ans. Et je fais mon âge »), volontiers caustique (« Aujourd’hui encore, les femmes « méritantes » m’horripilent »). Doublé d’une nature inquiète, doutant d’elle-même, guettant anxieusement son image dans les miroirs, se liant difficilement (pas d’amies vraies dans son paysage), que sa pudeur retient au creux de silences dont elle garde quelquefois des regrets cuisants :

Moi qui n’ai jamais pu le dire [qu’elle l’aime] à mon père, que j’admirais pourtant. Je l’ai veillé, assise à ses côtés, et les trois mots m’obsédaient, me faisant battre le cœur, ne demandant qu’à sortir, mais je n’ai pas eu le temps. Si. Je triche. J’avais le temps, tout le temps, puisque la mort ne venait pas. Mais ça ne sortait pas.

C’est à sa mère qu’elle doit son prénom, en hommage à « l’autre Audrey, la grande », qui fut pour tant de femmes « l’icône du bonheur accessible ». Et, depuis toujours, elle collectionne les films, les livres, les revues, les affiches… touchant l’inoubliable Audrey Hepburn ; l’invoque à tout propos, comme si les unissait une mystérieuse parenté.

Cette mère à qui la lie une relation tendue, tourmentée, jalonnée depuis l’enfance de gestes manqués, d’attentes déçues, de malentendus, de petites et grandes frustrations, d’incompréhensions qui au long des années n’ont fait que se creuser.

Ainsi, pourquoi sa fille ne s’est-elle pas mariée ? « Elle n’a jamais pu concevoir qu’on puisse « être une femme » sans être « la femme » de quelqu’un. […] Pour elle, je n’existe qu’à moitié, je ne suis pas tout à fait « accomplie » ». Discussion récurrente. Inutile. Audrey se lève, enfile son manteau. « – Tu pars déjà ? Je l’embrasse sans l’embrasser, lui effleurant la joue à peine. Pas pour elle mais pour moi. Je ne tiens pas à me sentir encore une fois coupable. »

« Ma mère. La seule personne aujourd’hui avec qui je redoute les tête-à-tête », note-t-elle amèrement. Et de résumer, la gorge nouée : « Nous n’avons jamais su comment nous aimer ».

Audrey entreprend d’écrire un livre sur cette mère qui, à quatre-vingts ans passés, habite seule la maison familiale, au décor immuable, visitée chaque jour par son fils George, la prunelle de ses yeux, mais qui commence à oublier, à se répéter, à emmêler les fils d’une conversation qui lui échappe.

Elle fera même une fugue, au grand dam de ses proches, George s’empressant de juger qu’un placement s’impose, dans l’un ou l’autre home baptisé naturellement « Le gai Logis ».

Dans le même temps, Audrey se voit proposer par une collègue d’écrire la vie de son père, le grand pianiste Luigi Vrancken, dont on va célébrer le trentième anniversaire de la disparition. Musicien précoce, remarqué encore adolescent par la reine Elisabeth, il fut troisième lauréat du Concours Eugène Isaÿe, lors de la première session piano en 1938, remportée par Emil Gilels. Moment clef, qui lui ouvrirait une carrière internationale.

Pour se documenter, elle rencontre plusieurs témoins pouvant l’éclairer sur l’artiste, dont la femme de ménage, Marcelle Decoster, haute en couleurs et en fidélité. Ou encore un musicien ami, Frédéric Dupuis, à jamais imprégné de la générosité, de l’art exigeant de Luigi Vrancken qui, assure-t-il, lui a tout appris.

Pascale Toussaint nous emmène sur les pas de son héroïne, entre deux histoires, deux univers, au fil de courtes scènes cernées d’un trait vif, de dialogues sans façons.

Jusqu’aux dernières pages surprenantes, qui ensoleillent d’un coup d’éclat doré ce livre gris-bleu ; le cœur d’Audrey et le nôtre.

Francine Ghysen