Le cinquante-huitième Festival de Théâtre de Spa de l’été dernier a levé le rideau avec la première d’un nouveau Caméléon, spectacle bâti sur un choix de textes du romancier et nouvelliste Jean Muno (1924-1988), auxquels l’acteur Nicolas Ossowski insuffle une force remarquable dans un soliloque percutant, mis en scène avec beaucoup de doigté par Daniela Bisconti. Se trouve ainsi profondément retravaillée la riche adaptation scénique de Patrick Bonté, créée le 13 janvier 1981 avec le comédien Jean-Paul Comart au Théâtre de l’Esprit Frappeur dans la capitale belge. L’écrivain bruxellois avait alors collaboré étroitement à cette initiative originale, reprise exactement vingt ans plus tard au Rideau de Bruxelles dans une version modifiée.
Les extraits de L’Île des pas perdus (1967), du Joker (1971), de Ripple-Marks (1976), d’Histoires singulières (1979), de Contes naïfs (1980) et d’Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982) composant Caméléon offrent une synthèse éclairante de la création de Jean Muno, reçu à l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique le 17 octobre 1981. Quant à la scénographie particulièrement minutieuse de Nicolas Ossowski, elle réussit à rendre l’âme de ce texte complexe au questionnement dérangeant sur le « système » de la société petite-bourgeoise, quelques-uns de ses membres paradigmatiques étant incarnés par des mannequins habilement conçus et maniés. Au sein d’une équipe soudée et talentueuse où intervient aussi la collaboration de Françoise Veldeman et de Vivyane Dewals, les éclairages soignés d’Alain Collet mettent en valeur le jeu théâtral, ainsi que les effets sonores expressifs de Nicolas Janssens incluant notamment des extraits musicaux de l’album The Secret of us all de Catherine Graindorge.
Même si les trouvailles d’une mise en scène intelligente allègent le poids de l’incarcération sociale grâce à l’évasion fantastique ‒ fondamentale dans de nombreux récits munoliens ‒, le spectateur ne ressort pas indemne de cette réflexion intemporelle. Car son ressassement obsessionnel peut rebondir sur notre propre comportement en tant que parents, éducateurs, professeurs, représentants de l’autorité à un niveau ou à un autre, aussi modeste soit-il. Mais on rit également au cœur de cet intime huis clos : rire aux éclats devant la gymnastique mimétique de l’acteur interprétant le protagoniste caméléonesque, rire jaune par rapport à l’imposture dénoncée, rire… vert face au désir. Emblématique des prémisses et des retombées de la proclamation de la belgitude, l’univers fictionnel de Jean Muno, où se meut son petit homme seul récurrent, possède une dimension (auto)ironique à laquelle aucun témoin de sa révolte larvée ne peut rester indifférent.
Motivé par le souhait de ne pas laisser tomber dans l’oubli un des noms majeurs de la littérature belge francophone de la deuxième moitié du XXe siècle, Nicolas Ossowski a mûri son projet pendant de longues années. Son interprétation magistrale fait flamboyer le monologue/munologue de ce personnage « [b]lanc dans la neige, noir dans le charbon, gris dans la poussière » ‒ selon les paroles du protagoniste du roman Le Joker.
Cette coproduction du Festival Royal de Théâtre de Spa, programmée aux Riches-Claires de Bruxelles pour septembre 2018 ‒ avec un avant-goût dès le 15 janvier prochain ‒, constituera dès lors un excellent hommage, trente ans après sa disparition, à l’écrivain singulier né Robert Burniaux. Mais espérons que ce spectacle, qui sera aussi joué à l’Atelier Théâtre Jean Vilar de Louvain-la-Neuve lors de la saison 2019-2020, puisse encore circuler davantage puisse aussi circuler hors de la capitale et au-delà des frontières belges, pour que la subtile symbiose du texte et de l’art scénique fasse (re)découvrir le cheminement du « héros brabançon » Jean Muno qui, cum grano salis, avait choisi de vivre en terre de Malaise/Maleizen (Overijse) !
Isabelle Moreels
En pratique
Les Riches Claires, 15 janvier 2018 à 20h30
Entrée : 6 €
Réservation et renseignements