Laisse pas béton

Un coup de cœur du Carnet

Bernard QUIRINY, L’affaire Mayerling, Rivages, 2018, 271 p., 20 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-7436-4228-0

Quiriny_L'Affaire Mayerling_couv« Je rêve d’une subversion généralisée, d’une révolution universelle contre le béton. » Cette affirmation de Braque, un des protagonistes du roman, « sensible à la laideur du monde, et à la beauté des destructions », résume le propos de Bernard Quiriny : le béton, compris comme l’archétype des moyens de constructions modernes, défigure le paysage urbain à tel point qu’on peut, plus ou moins raisonnablement, lui prêter des intentions malveillantes. Le roman est une dénonciation de l’architecture et de l’urbanisme contemporains ainsi qu’une réflexion sur le rapport des humains à leur habitat.

À la place d’une vieille maison chargée d’histoire au centre d’une petite ville, un promoteur immobilier construit un immeuble de standing, le Mayerling. Hélas pour les occupants, d’emblée les choses se passent mal ; ce qui pourrait paraître comme les habituels vices de construction prend des proportions démesurées. Une véritable lutte va alors opposer humains et bâtiment.  Le conflit devient extrême, basculant dans l’absurde. Mais, en fait, que s’est-il réellement passé ? Ne s’agit-il pas, au début, d’hallucinations et d’autosuggestions, vite transformées en vérités collectives ? L’attitude des copropriétaires peut être interprétée en termes médical, psychosociologique, marxiste, esthétique ou artistique. Pourtant, les défauts de construction semblent être bien réels ; c’est alors une interprétation plus fantastique qui pourrait rendre compte de la situation. Peut-être y a-t-il quand même une logique qui dépasse l’humain. Auquel cas les réactions des copropriétaires seraient un espoir face à la déshumanisation. Car, contrairement aux images classiques de la nature qui reprend ses droits, « ici, c’était l’inverse : le béton, pour une fois, l’emportait sur la nature terrassée ».

Le roman mélange donc les hypothèses. Dans un premier temps, Quiriny multiplie les effets d’annonce et les suggestions. Mais comment les comprendre, doivent-ils être pris au pied de la lettre ? Il propose aussi des fausses pistes : un homme mystérieux, des phrases sibyllines de diverses personnes, plus ou moins fiables ou saines d’esprit. Un climat de suspicion se généralise. Progressivement, l’absurde s’installe, sans que l’on puisse exclure différentes explications suggérées. Le roman joue parfaitement de l’ambiguïté.

Les occupants de l’immeuble offrent une galerie des différents types de propriétaires et de leurs rapports à leur habitation. Deux personnages occupent une place à part : le narrateur et Braque, son ami. Dans un premier temps, le narrateur est surtout le rapporteur des événements, le compilateur de témoignages et organisateur de ceux-ci (« Mais n’anticipons pas. ») ; il intervient ponctuellement dans le récit, un peu à la manière de Laurence Sterne (« Heureusement qu’ils ont perdu, au fond, sans quoi le sujet de mon livre n’existerait pas. »). Il s’interroge enfin sur son propos : « Oui, comment finir ce livre ? ». C’est en évoquant Maison basse de Marcel Aymé qu’il donne une clé de compréhension : « ce roman, proche du nôtre au fond, est une satire visionnaire de l’architecture inhabitable… ».

Ce narrateur est flanqué d’un ami excentrique, n’intervenant dans l’histoire que par des commentaires et appréciations. Par de nombreux aspects, il ressemble au Gould des recueils de nouvelles de Bernard Quiriny : personnage cultivé et érudit, possédant une improbable « bibliothèque immobilière » axée sur les ouvrages mettant en scène des habitations et leur influence sur les habitants. L’affaire Mayerling est ainsi riche de références littéraires qui sont autant de clés de lecture : I.GH. de James Ballard, Maison basse de Marcel Aymé ou La vie mode d’emploi de Perec. Mais aussi à la manière du Perec de Les Choses, Quiriny s’amuse à établir un catalogue des lieux communs et des poncifs contemporains du rapport des humains à leur habitat, spécialement drôle. Avec en contrepoint, une nostalgie rousseauiste tout sauf naïve.

Le roman fait montre d’une exubérance dans l’accumulation de situations. Qu’en est-il de la véracité des événements racontés ? Le sens reste indécis et ouvert. Et en même temps la démonstration est très fine et subtile. Bernard Quiriny réussit à préserver un juste équilibre.

Pourquoi ce nom de résidence Mayerling ? Une seule fois, référence est faite à l’affaire du même nom. Alors qu’on lui parle d’un combat contre l’immeuble Mayerling, « M. Jérôme pensa à l’archiduc héritier d’Autriche, et il crut que M. Lequenne se payait sa tête ». Le drame de Mayerling se caractérise par un nombre étonnant d’hypothèses pour l’expliquer, entre suicide et assassinat pour des raisons très diverses. C’est aussi le cas pour L’affaire Mayerling de Bernard Quiriny : suicide ou assassinat ? Et pourquoi ?

Joseph Duhamel