Libraire : une passion pour la vie

La Borgne Agasse. La Pie borgne. Un nom insolite pour une librairie-bouquinerie qui ne l’était pas moins, et que Jean-Pierre Canon avait ouverte en 1970, au cœur de Bruxelles.

Elle enchaînerait les chapitres à mesure qu’étaient vendues les maisons où se posait son enseigne : rue Saint-Jean d’abord, puis à Ixelles rue de l’Athénée, rue de la Tulipe, enfin rue Anoul, voici une vingtaine d’années. En gardant toujours son style, son atmosphère, ses avalanches de livres, ses champs d’élection : la littérature prolétarienne, l’anarchie, le monde des Tziganes…

La Borgne Agasse : un repaire de livres, un repaire d’amis, à l’écart des modes, qui respirait l’amour vrai de la littérature, la liberté d’esprit, le goût des chemins de traverse, l’art de vivre en marge.

On poussait la porte, sûr de faire des découvertes dans les rayonnages brassant poésie, romans, nouvelles, essais politiques, arts, philosophie… ; de dénicher des ouvrages introuvables ailleurs, quasiment oubliés, voisinant avec des classiques. Heureux d’échanger – parfois de débattre ! – avec l’hôte des lieux, chaleureux à sa manière discrète, souvent teintée d’humour, sur tel titre, tel auteur.

Depuis toujours lecteur fervent, Jean-Pierre Canon avait été guidé, épaulé par Henri Mercier dont il hantait dès ses vingt ans la librairie La Proue, rue des Éperonniers, adresse presque légendaire que se transmettaient tous les passionnés des livres. Il faisait ses classes auprès de ce libraire de vocation, certain d’avoir choisi le plus beau métier du monde, le plus exaltant, si exigeant, accaparant fût-il.

S’il avait plus qu’un penchant pour l’anarchie, il la voyait comme un comportement plutôt qu’un militantisme. Le mot « anarchiste », remarquait-il, faisait encore peur ; aussi tendait-on à le remplacer par celui de « libertaire ».

Pacifiste autant qu’anarchiste, il n’en citait pas moins avec jubilation les propos flamboyants de l’écrivain anglais John Cowper Powys : « Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire, le refuge des pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité. […] Une librairie est une poudrière remplie de dynamite, une pharmacie pleine de poisons, un bar bourré d’alcools […] Ah ! le splendide conservatoire de toutes les folies humaines qu’est une librairie de livres d’occasion. »

La Borgne Agasse. L’auriez-vous cru ? Ce nom intrigant a toute une histoire, aux variantes multiples sur lesquelles notre libraire avait poursuivi des recherches, réuni des archives. C’était le nom d’une hostellerie de Beaumont, sa ville natale; d’un couvent de Mons au XVIe siècle…

La Pie borgne. C’est aussi le titre de deux livres qui figuraient dans sa collection personnelle. Une comédie piquante de René Benjamin (1921), dont l’héroïne, jeune bavarde intarissable, étourdissant époux, père et frère, qui crient grâce et s’éclipsent à son grand désarroi, force un jour leur attention et les entraîne sur une fausse piste. Et les mémoires du célèbre docteur Besançon (1948), nous promenant avec verve à travers septante années de vie médicale. Le parcours émaillé d’anecdotes savoureuses, de portraits hauts en couleur et souvent en ironie, d’un praticien né en Bretagne, devenu une institution parisienne, non sans se mettre à dos la Faculté…!

Jean-Pierre Canon nous a quittés. On voudrait tant que La Borgne Agasse ne ferme pas ses volets mais garde vivante son empreinte. La trace des écrivains aimés qui vinrent dédicacer leurs livres à sa table, tels André Dhôtel, Jean-Claude Pirotte, Raymond Ceuppens, ami fraternel, dont il a préfacé le dernier livre, Un peu plus vers la mer (Les Carnets du Dessert de Lune, 2008), finissant ainsi : « Vieil ami Raymond, je suis heureux de terminer ces lignes par une nuit de grand vent, je lève mon verre de rouge à toi qui disais « je me sens surtout du vent, du brouillard, de la pluie » ».

Il a également signé la présentation des nouvelles Elva, suivi de Dans nos bruyères (éditions Plein Chant, 2015) de Neel Doff en qui Henry Poulaille saluait « l’écrivain qui a su le mieux montrer la misère dans son absolue nudité ». Et publié les lettres de Neel Doff à Poulaille, écrites dans les années 1930 (Cahier Henry Poulaille no 1).

Nous étions nombreux à dire adieu à notre ami, le cœur serré, en cette triste mi-janvier. Rik Hemmerijckx, du musée Verhaeren à Saint-Amand, le rappelait assis comme toujours derrière son bureau, prenant des notes ou écoutant de la musique, le verre de vin ou de trappiste jamais loin, le parfum du Papier d’Arménie flottant alentour. Et le poète Serge Meurant évoquait les entretiens qu’il a menés avec lui, les derniers mois, autour de sa vie de bouquiniste, que nous espérons lire un jour.

Pour ma part, je lui dédie les mots jamais oubliés de Saint-Exupéry : « Rien, jamais, ne remplacera le compagnon perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant de mauvaises heures vécues ensemble, de tant de brouilles, de réconciliations, de mouvements de cœur. »

Francine Ghysen